Par Gautier Roos, France Télévisions, Direction de la Prospective
Comment maintenir l'intérêt d'un public volatil et sur-sollicité (les Millennials) quand on est une chaîne de télévision traditionnelle ? C'était l'une des questions soulevées lors du 4ème Trophée des Apps et de l’Internet Mobile, organisé cette semaine à Paris. L'occasion de constater que les acteurs traditionnels procèdent enfin à un aggiornamento numérique : un revirement stratégique dont il faudra encore attendre quelques mois pour savoir s'il porte ses fruits.
Il n'aura échappé à personne que la consommation télévisuelle des nouvelles générations diffère drastiquement de celle de leurs aînés. Aux canaux restreints d'hier s'est substituée une offre surabondante, et les chaînes de télé doivent désormais composer avec une concurrence encore impensable il y a dix ans, à l'heure où tout le monde se met à produire du contenu.
Les signaux sont contradictoires, et l'ambiance se prête autant à une inquiétude (légitime) qu'à un regain d'enthousiasme : d'un côté l'audience des grandes chaines s'effrite ; de l'autre, ce sont encore les formats qu'elles initient qui rythment l'espace public, et qui s'offrent une seconde vie sur Facebook et Twitter.
Et pour s'y retrouver au milieu de ce curieux paysage, un peu de précision ne nuit pas. Benjamin Grange, directeur général délégué du groupe Dentsu Aegis Network en France, rappelle que la catégorie des Millennials n’est pas un tout homogène. Il est évidemment trop tôt pour tirer des enseignements définitifs sur une classe d’âge qui n’est pas encore pleinement entrée sur le marché de l’emploi, mais on peut déjà scinder le groupe en deux catégories distinctes :
La génération Y, qui regroupe des personnes nées entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1990, et dont les attributs sont les suivants : le mashup (la faculté à combiner et à jongler entre des éléments d’univers exogènes, comme le multitasking), le live, et le share.
La génération Z, qui regroupe les personnes nées à partir de 1995, et qui accentue encore plus les caractéristiques de ses aînés : c’est l’ère du zapping (la consommation des marques est immédiate, et offre peu de seconde chance en cas d’échec), du hacking (une notion qui s’étend au-delà du champ informatique : c’est une génération qui aime remettre en cause l’ordre établi), et de l’emoji (leur façon de s’exprimer intègre quasi naturellement des éléments visuels).
Du web à la télé linéaire : quand les frontières s'estompent
Michel Jumeau, directeur du marketing grand public d’Orange France, invite à se méfier des idées reçues qui circulent au sujet des Millennials. Leur utilisation intensive des messageries instantanées n’a fait disparaître ni les SMS, ni les appels (les coups de fil traditionnels sont même de plus en plus fréquents au sein de cette population là).
De même, le piratage et le streaming n’ont pas fait basculer la consommation dans l’ère du « tout gratuit » : les Millennials consomment plus de contenus payants que la moyenne, notamment grâce à des offres attractives (Spotify, Netflix). Après des années d’incertitude et de tâtonnements, les plateformes proposent enfin des modèles qui permettent d’éviter partiellement la fuite des revenus (voir l’industrie musicale, qui a repris des couleurs après deux décennies catastrophiques).
De façon plus prévisible, c’est aussi une génération naturellement multi-écrans, chez qui la surconsommation de contenus est quasiment une norme : on comprend facilement, dans ces conditions, pourquoi les marques se mettent à lui faire les yeux doux, et ce malgré un pouvoir d’achat restreint par la crise et une sécurité professionnelle plus qu’incertaine.
L’idée selon laquelle les Millennials auraient déserté la télévision est loin d’être exacte : c’est plutôt à un mode spécifique de consommation (la télévision linéaire) qu'ils tournent le dos, préférant éclater celle-ci sur plusieurs supports et différentes plages horaires.
« Les Millennials sont partout » constate Olivier Ou Ramdane, directeur des nouveaux business de TF1, signifiant par là que le multi-écrans doit être considéré plus comme une opportunité que comme une menace pour les acteurs traditionnels. A cet égard, MyTF1 XTRA est une sorte d’antichambre de la chaîne historique puisque l'espace offre un catalogue de vidéos non diffusées à l’antenne, qui se prêtent davantage à une consommation mobile (particulièrement l’e-sport). L’économie de production est adaptée au mode de diffusion, puisque les budgets sont bien en deçà d’une grille TV traditionnelle.
En 2015, Orange a de son côté décidé de « relinéariser » des marques provenant du web sur une chaine : le canal 31 permet au spectateur d’accéder aux contenus de Vice, Golden Moustache, Studio Bagel, melty…Loin d’être incompatibles, les deux univers sont perméables, même si un nouveau format d’écriture spécifique aux mobiles est en voie d’expansion.
STUDIO+, filiale du groupe Canal+, est née d’un constat simple : le déficit de fictions premium sur le segment des Millennials. Disponible sur l’App Store et sur Google Play, le service propose un abonnement à hauteur de 4,99 euros/mois pour profiter de séries exclusives au format innovant : 10 x 10 minutes. Des contenus filmés spécifiquement pour le mobile, et un visionnage pensé dans des moments et des lieux bien précis (les transports, les files d’attente, ou même les salles de classe).
L’initiative répond aussi à un besoin pressant des nouvelles générations : la raréfaction du temps disponible. Dans une économie de contenus saturée autant par une offre pléthorique que par une catch-up qui permet désormais à chacun de rattraper le retard accumulé, les formats classiques de 52 minutes ne sont-ils pas condamnés ?
Gilles Galud, Président de STUDIO+, identifie un phénomène bien spécifique à cette nouvelle génération : de nombreux spectateurs regardent le début d’une série, l’abandonnent, puis y reviennent seulement pour le final de la saison…La plateforme est donc aussi une réponse au FOMO (fear of missing out), cette consommation effrénée et superficielle que chacun s’assigne pour rester dans le coup.
A terme, l’ambition du groupe et de produire des séries originales traduites en 5 langues et disponibles dans 20 pays. Avec toujours la même question qui ressurgit : les Millennials seront-ils prêts à mettre la main au porte-monnaie dans un paysage aussi concurrentiel ? C’est en conciliant format court et production haut de gamme (les séries sont présentées comme « cinématographiques ») que STUDIO+ espère modifier nos habitudes de spectateur.
« Le mobile est hyper structurant » résume Maxime Saada, DG du groupe Canal+ : nos smartphones ont pris la main sur les canaux d’hier, et ce sont bien eux qui dictent l’écriture à venir des médias historiques. Certaines fictions de STUDIO+ pourraient même s’inviter sur la chaîne cryptée, inversant le chemin classique qui mène de l'antenne au web : preuve que le paradigme a bel et bien changé.