Par Gautier Roos, France Télévisions, Direction de la Prospective
C’est, sans mauvais jeu de mot, l’effet bulle du Festival de Cannes : pendant 10 jours, on a l’impression que la planète entière se mue soudainement en galaxie cinéphile. Mais que reste-t-il vraiment de cette passion, abreuvée par un long héritage en France, à l’ère des films sur commande et du speed-watching ?
S’il est un poncif qui a vécu, c’est bien l’assertion de François Truffaut, qui veut que « tout le monde [ait] deux métiers : le sien et critique de cinéma ». Car le cinéaste parlait alors d’une époque où le septième art avait sa place dans le débat public, moment où il n’avait pas encore déserté l’espace commun : une sortie en salle faisait événement, et les ciné-clubs parvenaient sans trop de peine à faire salle comble (il fallait parfois redoubler d’ingéniosité pour tromper la vigilance du caissier et obtenir sa place sur un vieux strapontin en méforme).
Est-ce une antienne décliniste facile, un constat théorique risquant à son tour le poncif, que de dire que ce temps-là est révolu ? Après tout, les salles françaises affichent sur le papier une santé revigorante, avec un nombre de billets écoulés qui dépasse en général les 200 millions par an. Si on compare le box office d’aujourd’hui à celui des décennies passées, on ne trouvera pas vraiment de quoi s’alarmer (il faut remonter aux années 1960 pour retrouver une fréquentation aussi haute) : la vidéo, le peer-to-peer, les offres de streaming légales comme illégales n’ont manifestement pas eu raison de la bonne vieille salle de cinéma.
Mais si l’on s’extrait des données comptables pour s’aventurer sur le terrain symbolique, la donne est tout autre. Les émissions de cinéma n’existent pour ainsi dire plus du tout sur la télévision grand public. On ne s’y écharpe plus sur les sorties du mercredi, on y évoque rarement les stars d’hier faute de références communes avec les jeunes spectateurs, et on ne donne la parole à des cinéastes que sur un laps de temps très limité (avec une vingtaine de sorties nationales par semaine, l’auto-promo est elle-même soumise à un agenda calibré !). Les chaînes de télévision, qui financent - pas toujours de bon coeur - l’essentiel du cinéma français, semblent rétives à toute possibilité de discours critique.
On ne saurait montrer du doigt l’offre uniquement : cette disparition du cinéma dans le champ télévisuel correspond aussi à l’évolution des mentalités des spectateurs, qui délaissent le septième art pour d’autres horizons. Difficile évidemment de ne pas penser à la montée en gamme des séries, qui ont gagné en quantité et surtout en qualité, pour tirer l’esprit du temps de leur côté : ce sont désormais d’elles que l’on parle devant la fameuse « machine à café », et ce sont elles qui saisissent le mieux la logique de rendez-vous qui préside à nos vies connectées.
Un nouveau rapport au contenu est parallèlement encouragé par les plateformes de SVOD, de plus en plus nombreuses à sortir leurs séries par saisons entières : adieu l’époque où l’on attendait religieusement l’épisode de la semaine, désormais, les séries se consomment à la chaîne. Netflix a même jugé bon de donner la possibilité au spectateur de skipper le générique au début des films, anticipant bien l’idée selon laquelle les crédits ont perdu tout…crédit : preuve que le binge-watching dicte désormais sa loi !
La presse ciné française, longtemps courue et reconnue par des lecteurs érudits du monde entier, pâtit du même désintérêt. Qui lit aujourd’hui Les Cahiers du Cinéma ou Positif, à l’exception d’une poignée de fanatiques enchaînant les séances patrimoniales dans les salles du Quartier Latin ? Si l’on rebascule du côté des chiffres, on réalise que ces titres, qui n’ont certes jamais trusté le haut du pavé, accusent une baisse qui laisse songeur dans un pays pourtant champion de la presse magazine (la diffusion des Cahiers s’élève à 20 000 exemplaires, celle de Positif à… 8000 numéros).
La presse culturelle dans son ensemble est en souffrance : la diffusion France payée des Inrocks a chuté de 60.000 à 40.000 exemplaires en à peine quatre ans ! Et les quelques émissions retraçant l’histoire du cinéma, s’adressant désormais à un public trop restreint, ont été brutalement interrompues, même sur les ondes du service public : citons Projection privée (France Culture, arrêtée en 2016), et Pendant le travaux, le cinéma reste ouvert (France Inter, séchée net en 2014).
Quand internet ravive l’engagement cinéphile
Les médias traditionnels ont ainsi perdu la main : ils ne parlent plus vraiment la même langue que les amoureux des salles obscures. Mais la cinéphilie renaît sur d’autres supports, et se chiffre désormais en nombre de likes et de téléchargements : YouTubeurs, podcasteurs, blogueurs et vloggers ciné affichent une visibilité qui a de quoi donner des sueurs froides aux médias d’hier.
Le Fossoyeur de Films, Durendal, Karim Debbache, Misterfox, Cinefuzz, Séance Radio (BNP Paribas), Outsiders, Chaos Reigns, You Must Remember This : une palette de nouveaux acteurs aux contours protéiforme, qui a le mérite de régénérer, souvent avec détachement, la conversation cinéphile.
Pour les YouTubeurs cités les plus chevronnés, l’audience se quantifie autour de quelques centaines de milliers de fidèles, et une vidéo dépasse allègrement le million de vues sur la plateforme. D’autant que contrairement à la radio et la TV linéaire, ces formats exigent de la part de la communauté qu’elle aille chercher le contenu : on peut légitimement penser que le public leur est particulièrement loyal.
Certes, nous sommes loin des statistiques affichées par les stars de YouTube (Norman et Cyprien en première ligne), mais ces derniers pointent déjà à une distance stratosphérique des médias historiques ! Et leur prétoire est par nature de taille différente.
Pour nos enfants, une discussion cinéphile sera sans aucun doute spontanément associée au web : une caméra, un micro, un décor souvent constitué d’une collection de DVDs, et une éventuelle bande de copains suffisent à exprimer ses goûts et dégoûts une heure durant, le tout dans une spontanéité que n’auraient pas renié Claude Jean-Philippe, Jean-Jacques Bernard ou Pierre Tchernia en leur temps.
Moins soumise aux dogmes et aux chapelles cinéphiliques que ses aînés, cette nouvelle génération semble considérer avec le même égard le classique hollywoodien et le film du dimanche soir de TF1. Libre à chacun de s’en réjouir ou de trouver ça regrettable : reste que ces boulimiques rémunérés au clic (autant dire au lance-pierres) agissent d’abord par passion et par envie de transmettre. Et encore, on ne parle ici que de ceux qui sont effectivement rémunérés…
Les réseaux sociaux ont compris depuis plusieurs années de quel bois se chauffe cette cinéphilie 2.0 : sur Vodkaster, récemment devenu la propriété de Télérama, un film devient une micro-critique aussi lapidaire qu’un tweet, et donne du grain à moudre aux cinéphages autant qu’aux apôtres du style et autres amateurs d’aphorismes. L’écrit y a donc supplanté la vidéo : à ses prémices, le site avait vu le jour pour permettre aux internautes de s’échanger des extraits plus ou moins cultes, difficilement accessible ailleurs. Une autre forme de partage entre initiés.
De leur côté, les habitués de Sens Critique ne se contentent pas de publier leur appréciation de tel ou tel film sur leur profil : ils évaluent tout ce qui leur passe sous les yeux en y attribuant une note de un à dix, et constituent des listes de films thématiques sur absolument tous les sujets. Le visiteur en manque d’inspiration pour sa soirée ciné peut ainsi puiser des suggestions dans des milliers de classements sans même avoir besoin de se créer un compte.
La Cinetek livre de son côté de courtes vidéos sur des grands classiques du septième art, et invite des réalisateurs à s’exprimer sur les films des autres, un peu dans l’esprit des bonus DVD. Les cinéastes d’aujourd’hui y dressent là aussi des listes, rendant hommage à leur films et artistes fétiches.
Le 70ème Festival de Cannes, dont le programme est cette année plus chargé encore qu’à l’accoutumée, en est la patente démonstration : le cinéma est entré dans une ère d’abondance, qui relègue au débat d’avant-guerre la question du support de visionnage (voir les réactions hostiles au président du jury Pedro Almodovar, qui devrait avoir bien du mal à attribuer la Palme à un film produit par Netflix, c’est-à-dire privé d’une sortie sur grand écran chez nous).
Le web a rabattu les cartes : s’il a désacralisé la salle, il a aussi permis à une nouvelle génération érudite de partager une boulimie qui s’affranchit des genres et des chasses (longtemps) gardées par l’université. Jamais une époque n’aura permis un accès aussi facile et immédiat aux films : encore faut-il que surgisse cette petite chose qu’on appelle l’envie !
*Les cinéphiles ont l’habitude de dater ce grand basculement du discours critique vers le tout promotionnel à 1999, quand le réalisateur Patrice Leconte, effaré par la violence de la presse à l’égard des films français, publie une lettre dans laquelle il propose que la critique devienne une sorte de « partenaire » de la production hexagonale.