GAFA : des empires fissurés ?

Par Clara Schmelck, Journaliste à Intégrales€, Philosophe des médias et chroniqueuse radio (billet invité)

Un empire est une entité politique souveraine, conquérante, qui exerce une domination internationale de nature à transformer structurellement ses vassaux. Par transposition, il est permis de dire des GAFA qu’ils constituent un archipel d’empires. Ce système parfaitement intégré ne paraît pas devoir s’écrouler de sitôt du fait que les GAFA forment un oligopole des infomédiaires – le processus d’infomédiation combine des milliers de parties dont certaines peuvent être algorithmiques et faire usage de l’intelligence artificielle. Et les GAFA continuent de croître. Ainsi, au troisième trimestre 2017, le nombre d’utilisateurs quotidiens de Twitter a augmenté de 14% en moyenne ; l’EBITDA de l’entreprise a crû de 207 millions de dollars et le nombre de vidéos vues sur la plateforme a été multiplié par deux en un an.

Malgré ces signes de stabilité et d’expansion,  les GAFA se fissurent : leur rapport aux clients conquis se détériore, l’identité qui a contribué à façonner leur hégémonie économique et culturelle perd en lisibilité, et des puissances concurrentes se sont bâties en les imitant.

L’absence de considération des intérêts de ses vassaux

En décembre 1931, la création du Commonwealth, qui marqua une prise en considération de l’intérêt économique des colonies, dominions et comptoirs de la Couronne britannique, avait pour but d’unifier et de pacifier l’Empire britannique. Car lorsque les périphéries se sentent lésées, le risque de soulèvement est réel.

Les géants américains membres de la « bande des quatre » ont recours à l’optimisation fiscale en ne déclarant pas leur chiffre d’affaires dans les pays de leurs utilisateurs, mais, légalement, dans un pays tiers très accommodant en matière de taux d’imposition. Cela a pour conséquence un manque à gagner dans les budgets de ces différents pays, ce qui à terme, fragilise leur économie. D’après Ouest France, Google et Facebook auraient évité entre 2013 et 2015 de payer 5,4 milliards d’euros au sein de l’UE. Porté par le ministre français de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, le projet de taxation des GAFA sur leur chiffre d’affaires généré dans chaque pays européen, et non plus uniquement sur leurs bénéfices, ne convainc pas l’Irlande, qui a même refusé l’an dernier d’encaisser une amende de 13 milliards d’euros que la Commission européenne voulait imposer à Google, cela pour garder à tout prix le siège européen du géant à Dublin.

À l’échelle des rédactions, les journalistes ont de plus en plus l’impression que les newsrooms travaillent gratuitement pour Facebook. « Le marché mondial de l’information s’est émietté et paupérisé. On constate une redondance de l’info : sur une journée, seule 40% de l’offre est originale. Beaucoup de live mais de moins en moins d’analyse », a déploré Emmanuel Hoog, président de l’AFP, à l’occasion du colloque NPA le 07 novembre 2017. Et les GAFA sont en partie responsables de ce phénomène. Récemment, le New York Times a publié une note de déontologie à l’attention de ses journalistes en leur demandant « neutralité, objectivité et d’adopter un langage châtié » quand ces derniers émettent des tweets depuis leur compte nominatif. Or, demander aux journalistes d’être « objectifs » sur les réseaux sociaux peut desservir les médias dans la mesure où une expression écrite impersonnelle, sobre à l’excès, renvoie à cette impression que les journalistes, producteurs de contenus,  ne sont que des utilisateurs de plateformes sociales parmi d’autres.

Pour contrebalancer le poids prépondérant des GAFA dans l’économie des médias, la riposte s’organise. En France, une vingtaine de groupes, médias, régies publicitaires, groupes de e-commerce, ont donné le coup d’envoi à une initiative publicitaire commune : Gravity. Sur cette plateforme d’achat publicitaire, tous les partenaires mettent en commun leurs audiences et leurs datas en vue de gagner en performance dans la publicité « programmatique » (publicités dont la vente est effectuée automatiquement à l’aide d’algorithmes et de systèmes d’enchères). La plateforme sera en self-service janvier prochain.  « Les membres de Gravity touchent 44% des internautes français chaque jour, soit 16 millions de personnes », estime Béatrice Lhospitalier du groupe Les Echos, alors que Google en touche 60% et Facebook 70%.

L’incapacité à s’adapter aux cultures locales

L’empire instaure un rapport de forces, mais ces forces doivent aussi mettre les formes, épouser les cultures locales et non chercher à les absorber. Les Romains n’ont pas proscrit les divinités des Gaulois mais ont cherché à établir des correspondances entre dieux gaulois et dieux romains. On retrouve ainsi des représentations de dieux romains accoutrés de costumes gaulois, comme le Mercure de Lezoux, une statue retrouvée dans le Puy de Dôme.

Sur le plan culturel, Facebook a imposé sans nuances le modèle typiquement américain de la « communauté » de personnes qui se « socialisent » en « likant » toutes les anecdotes et confidences ouvertes de leurs « amis », individus qui ne sont souvent que des connaissances. Un système de relations humaines dont la légitimité ne tardera pas à être interrogée dans sa dimension philosophique.

Le refus de prendre des responsabilités

Les sites sociaux, qui n’assument aucune responsabilité éditoriale, ont pour principe la libre circulation de contenus sur les plateformes ouvertes à tous publics et non régulées. L’application YouTubeKids laisse ainsi passer des contenus violents. Dérangeant, quand on sait qu’en France, les enfants âs de 1 à 6 ans passent quelque 4 heures 37 sur le web par semaine, principalement devant des vidéos. Quant au serpent de mer des fakenews, YouTube, Twitter ou Facebook, en dépit des admonestations des gouvernements européens, ne semblent pas chercher à agir dans le sens d’une plus grande lutte contre ces fake, qui possèdent un haut potentiel à clics.

Une identité moins forte

Monétisation, diversification, innovation technologique avec l’IA : les plateformes sociales savent qu’elles doivent se renouveler pour assurer leur pérennité. Twitter donne désormais la possibilité de tweeter en 280 caractères au lieu de 140, et a livré une version payante avec une fonction de sponsoring automatique du compte et des tweets. Facebook a lancé le paiement en ligne via Messenger. Messenger a d’abord été un service, puis une app, et désormais c’est une plateforme à part entière. Comment situer  Messenger dans son rapport avec son entité mère, Facebook ? Snap a publié ce mercredi ses résultats du troisième trimestre, marqués par un chiffre d’affaires inférieur aux attentes et une perte de 443 millions de dollars. La plateforme annonce un design totalement refait de son appli pour décembre et des modifications de son algorithme de recommandations personnalisées. Mais, si Facebook devient une banque et Snap remplace le téléviseur dans les maisons de retraite, l’identité propre de chaque plateforme, fondement du succès de chacune d’entre elles, perd inéluctablement en lisibilité.

Dans le même temps, l’identité des plateformes en tant que plateformes neutres de partage de contenus est mise à mal depuis qu’a été révélé par le Congrès américain le rôle de l’agence Internet Research Agency dans l’influence russe sur la présidentielle américaine.

La concurrence d’autres puissances

Durant vingt ans, l’internet était un lac américain sur lequel le monde entier naviguait. Mais cela pourrait vite changer, car les quatre firmes américaines qui forment l’archipel des GAFA ont toutes désormais leur réplique chinoise : le moteur de recherche Baidu (Google), le site de vente en ligne Alibaba (Amazon), la messagerie Tencent (Facebook) et le fabricant de mobiles Xiaomi (Apple) sont chaque jours fréquentés par plus de 500 millions d’internautes. Le chiffre d’affaires de Tencent s’élevait à 22,9 milliards de dollars en 2016. À titre de comparaison, le CA de Facebook, la même année, était de 27,6 milliards de dollars.

Des fissures, certes, mais toutefois pas de quoi titrer « GAFA, bientôt la fin » : lorsque Facebook constate que les jeunes quittent le réseau, le voilà qui rachète Instagram, tant et si bien que la concentration s’accélère. Autrement dit, tous les chemins mènent à Facebook.

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