Par Lola Kostadinoff, France Télévisions, Prospective et MediaLab
Une démarche agile, construite autour de l’humain et de l’intelligence collective : c’est la promesse du design thinking, ou pensée design, qui remodèle depuis quelques années bon nombre de nos entreprises. Une méthode dont les médias sont de plus en plus nombreux à s’inspirer pour se réinventer.
Plus qu'une discipline, le design thinking est une démarche qui dépasse les frontières du design pour s’appliquer, plus généralement, aux processus d’innovation.
C'est Tim Brown, figure de la Silicon Valley à la tête du cabinet de conseil en innovation IDEO, qui l'a adaptée à l'entreprise dans les années 1990. Pour lui, la pensée design « utilise la sensibilité, les outils et méthodes des designers pour permettre à des équipes multidisciplinaires d’innover en mettant en correspondance attentes des utilisateurs, faisabilité technologique et viabilité économique. »
Sa vision créative du management d’entreprise est aujourd’hui devenue emblématique, et commence à infuser une industrie médiatique en pleine transformation.
Les 5 étapes du design thinking selon l'institut Hasso-Plattner
Appliqué dans des domaines aussi divers que le service, le design produit ou encore le journalisme, le design thinking peut prendre des formes multiples. Il serait d'ailleurs bien peu pertinent d’appliquer un modèle unique pour l’ensemble des process d’innovation : la flexibilité et l’adaptation au contexte, qui sont les bénéfices principaux de la démarche, risqueraient d’en pâtir.
Mais un modèle fait tout de même référence, celui de l’Institut de design Hasso-Plattner, basé à Stanford, et première école à enseigner le design thinking. Il définit le process en 5 étapes itératives, flexibles et interconnectées :
- Empathise : c’est la phase d'observation et d’immersion pour comprendre les expériences et motivations du futur utilisateur. L'empathie est cruciale puisqu'elle permet de mettre de côté ses propres préconceptions du monde pour avoir un aperçu de ce que les utilisateurs font, pensent, ressentent et disent.
- Define : il s’agit de réunir les informations rassemblées pendant l'étape d’empathie pour définir les problématiques à adresser, en cherchant à formuler un énoncé centré sur l’Homme, du type « Comment pourrait-on améliorer la qualité des articles pour nos lecteurs ? » plutôt que « Comment pourrait-on augmenter la vente de nos journaux ? »
- Ideate : trouver un maximum d’idées répondant à la problématique énoncée. Sur le principe de l’intelligence collective, tous les membres de l'équipe sont invités à proposer de nouvelles solutions et à chercher des alternatives au problème, bref, à transformer les contraintes en opportunités.
- Prototype : choisir la meilleure solution possible pour chacun des problèmes identifiés dans la phase précédente, puis la mettre en œuvre dans des prototypes qui, un à un, sont examinés, testés en interne, améliorés ou rejetés.
- Test : mettre en œuvre l’idée finie à travers une série de tests utilisateur. Le feedback recueilli doit permettre de réajuster le produit, voire de redéfinir les problématiques et réitérer le processus.
Un outil précieux pour l’entreprise... et pour les médias ?
Pour Tim Brown, les entreprises fonctionnent toujours sur les vestiges d’une ère industrielle où « les innovations du passé sont devenues des procédures de routine. » Paralysée dans des processus lourds qui laissent peu de place à la créativité, s'adaptant à grand peine à l'ère numérique, notre économie doit aujourd'hui repenser ses méthodes de management, tant à l'échelle globale des entreprises qu'au niveau de la gestion de projet.
Et ce changement passe surtout par l’humain : le design thinking dans l’entreprise doit aboutir à une véritable innovation d’expérience, au croisement entre l’innovation de process, l’innovation émotionnelle et l’innovation fonctionnelle, au service du consommateur, mais aussi des équipes qui contribuent au projet.
Et les médias dans tout ça ? Eux aussi doivent aujourd’hui repenser en profondeur leur manière de raconter, en plaçant les nouveaux outils et usages au cœur de leurs stratégies éditoriales. Bref, il est question d'innover pour innover, de penser expérience utilisateur (UX) et design d’interface (UI), l’essence même des nouveaux médias !
Dans cette optique, la pensée design peut être une porte d’entrée pour aider les rédactions à mieux comprendre les attentes de leurs utilisateurs et leur proposer des expériences narratives innovantes.
Comme l’explique la journaliste américaine Heather Chaplin (Guide to Journalism and Design, Tow Center, 2016), le design thinking peut par exemple amener les rédactions à tester et adapter de nouveaux produits éditoriaux pour identifier rapidement et à un coût abordable les pistes d’innovation les plus prometteuses. Il peut aussi être un outil de connaissance des audiences pour mieux comprendre leurs usages réels et créer des contenus qui s’adressent à tous. Enfin, il peut faciliter un journalisme citoyen et un journalisme de solutions qui s’appuient directement sur l’expérience du public en explorant non seulement les problèmes des communautés mais aussi les manières d’y répondre.
Devenons des journalistes designers !
Nous l’affirmions déjà il y deux ans : « Le nouveau journaliste est un scénariste de l’information, un designer narratif de la réalité du monde, un producteur d’impact, un chef de projets. »
Un véritable « designer de l’info » qui devra être capable de mettre en œuvre des aptitudes encore trop délaissées dans le monde de l’entreprise : l’intuition et l’imagination. Pour cela, plusieurs pistes possibles : le journalisme expérientiel, créateur d’interactions, le journalisme prospectif, qui décrypte le présent pour mieux envisager le futur, ou encore le journalisme en mode projet, qui rassemble et se fonde sur l’intelligence collective pour produire un contenu innovant.
Avec, toujours, une idée en tête : faire primer l'intérêt du public, et ne jamais fonder les décisions éditoriales uniquement sur des considérations de profit et de rentabilité. Le Guide du journalisme et du design reconnaît d'ailleurs la spécificité du secteur des médias en matière d'intérêt général et rappelle plusieurs éléments essentiels à la pratique du design dans un contexte journalistique :
- Penser en terme de "systèmes” ; comprendre l’information et les médias d’information comme faisant partie de plus vastes écosystèmes informationnels, sociétaux et organisationnels ;
- Concentrer l’effort d'innovation sur l’humain, pas sur la technologie ; servir les publics en évitant de supposer qu’une innovation est justifiée uniquement parce que de nouvelles technologies la rendent possible ;
- Identifier le vrai problème et sa nature, pour éviter les pièges qu’il y aurait à connaître ;
- Pratiquer l’écoute et d’autres méthodes comme l'immersion pour entrer en empathie profonde avec la réalité de la vie des utilisateurs et ainsi répondre plus efficacement à leurs besoins ;
- Mettre en place de l'idéation ouverte, pour produire des idées (le “brainstorming” n’est qu’une première étape) ;
- Synthétiser et questionner les idées (un processus distinct de l’idéation initiale) pour trier les meilleures idées et les organiser en ensembles cohérents ;
- Prototyper et itérer - ou “l’apprentissage par l’action” - pour concevoir et utiliser des versions du produit très tôt et ainsi atteindre un niveau de compréhension que ne permet pas la théorie seule ;
- Tester : c’est l’un des maillons du cycle de prototypage et d’itération au cours duquel les designers observent des personnes interagir avec ce qu’ils ont conçu pour voir comment cela est utilisé - et non comment ils pensaient que ce serait utilisé.
Plus qu’une méthodologie de travail, le design thinking doit être un état d’esprit. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : non pas simplement revoir les process et le management, mais prendre de la hauteur et replacer les utilisateurs au centre des projets.
Une démarche d'autant plus essentielle dans le secteur des médias où il est urgent de construire une nouvelle relation avec le public et de restaurer le le lien de proximité avec les citoyens.