Le design émotionnel : pensé par des humains pour les humains

Par Pascale Ginguené, Directrice du développement de Gobelins, l’école de l’image

Qu’entend-on au juste par « design » ? Assurément, ce n’est pas de l’art ! En anglais, design signifie conception au sens large, discipline mêlant innovation technique et technologique, production, utilisabilité (aptitude à l’utilisation) et esthétisme… Comme l’a si bien résumé Steve Jobs en 2003 : « Design is not just what it looks like and feels like. Design is how it works… » Et les produits développés par Apple en ont été les meilleurs exemples. Mais que seraient ces innovations, ces nouveaux produits ou services sans utilisateurs, sans clients prêts à les acheter et les utiliser ?

C’est ici que l’on aborde la notion d’UX Design, UX pour User eXperience, discipline à la croisée de nombreuses disciplines parmi lesquelles l’ergonomie, la sociologie, la conception, ou encore l’architecture d’information, qui s’attachera à définir et optimiser l’expérience vécue d’un utilisateur lorsqu’il manipulera une borne SNCF, une machine à café, qu’il fera des recherches sur un site web ou lancera une application sur son smartphone. On parlera de mauvaise expérience utilisateur s’il n’a pas réussi à obtenir son café serré sans sucre au distributeur.

La satisfaction du besoin de l’utilisateur (ici, le café serré sans sucre), peut être mesurée suivant différents niveaux. Aaron Walter, designer de la plateforme de newsletters MailChimp, a transposé la pyramide des besoins imaginée par le psychologue américain Abraham Maslow (les besoins primaires à la base de la pyramide devant être satisfaits en priorité) aux réponses que doit apporter le design pour les humains : la solution ou le service doit en premier lieu être « fonctionnel » (répondre à ce que l’on souhaite faire ou avoir), puis « fiable », ensuite « utilisable » (de manière simple et rapide) et souvent, ça s’arrête là… si tant est que cela arrive jusque-là ! Mais que deviendrait l’expérience utilisateur si la solution devenait « agréable » et donc mémorable ? Nous serions alors dans le design émotionnel…

Quand le design devient invisible

Depuis plusieurs années déjà, le design travaille d’arrache-pied à rendre les solutions, les produits et les services « utilisables ». Et pour les rendre utilisables le plus naturellement possible, sans apprentissage ni procédures complexes, les designers étudient les comportements humains pour développer des Interfaces naturelles. On parle aussi d’ « invisible design ». Disparus les outils d’interaction tels que les souris, claviers, écrans : la tâche est simplifiée au maximum.

Ainsi, c’est en observant le comportement d’hommes et de femmes, les bras chargés, fermant une porte avec leur pied (frigo, lave-vaisselle, porte d’entrée…), qu’est apparu le concept d’ouverture du coffre avec un mouvement de pied sous le pare-choc arrière. Le domaine du jeu vidéo, quant à lui, s’est emparé très tôt du sujet, avec des technologies permettant des interactions corporelles naturelles. Je me souviens, avec joie et émotion, de mes premières parties de bowling avec la Wii il y a un peu plus de dix ans maintenant, et ses manettes nouvelle génération qui détectaient la position, l’orientation et les mouvements. Nous étions là à un tournant de l’interaction puisque les mouvements naturels rendaient enfin les jeux vidéo accessibles aux allergiques des ronds, croix, triangles et autres boutons… En 2010, ce fut au tour de Microsoft de se lancer avec la Kinect, cette fois-ci sans manette.

Crédit : xbox.com

Mais l’interface naturelle la plus simple ne serait-elle pas la reconnaissance vocale ? Développée depuis les années 1950, immortalisée par l’apparition de Hal en 1968 dans 2001, l’Odyssée de l’espace, intégrée en 2011 dans les smartphones d’Apple avec Siri et le traitement du langage naturel, la reconnaissance vocale est sans doute l’interface la plus naturelle, la plus intuitive et surtout la plus adaptée à toutes les situations puisque que l’on peut continuer à parler à peu près n’importe où (à part en plongée en apnée peut-être !), n’importe quand et surtout transmettre un message à une vitesse de 140 à 200 mots par minute… De quoi interagir donc. Les assistants personnels intelligents Google Home en 2016 et Amazon Echo pour la version française cette année devraient permettre le développement de ces services à interface naturelle. Ne manqueront plus alors que les interactions par la pensée, mais il reste encore du chemin à faire…

De la cognition à l’émotion

Mais au-delà de l’interface naturelle, l’étape ultime du design est d’adresser le dernier niveau de besoin des utilisateurs, l’ « agréable ». C’est ce qu’affirme Donald A. Norman, célèbre scientifique cognitif, directeur du « Design Lab » à l’Université de San Diego (Californie) et auteur des deux ouvrages de référence The Design of Everyday Things  (1988) et  Emotional Design  (2003) : « Ce qui importe dans le déroulement des interactions, ce sont les associations que les gens établissent avec leurs objets et les souvenirs que ceux-ci évoquent. » Souvenez-vous, pour les aficionados d’Apple, du déballage de votre premier achat. Un Mac, un iPod, un iPhone, peu importe, mais vous retrouvez sans aucun doute ce plaisir à chaque fois que vous déchirez le cellophane pour ouvrir ces emballages au design sans pareil. Des petits malins en ont même profité pour mettre sur le marché, en 2016, une bougie senteur « Mac neuf » !

Faire du design émotionnel, c’est apporter plus d’humain, traduit par plus d’émotion, pour proposer une expérience utilisateur mémorable. L’émotion, traduite par une perception de plaisir ou de déplaisir, est essentielle à l’être humain car elle lui apporte des signaux perceptibles indiquant qu’un besoin est satisfait ou non. Ainsi, lors d’un impact émotionnel, de la dopamine est libérée par le cerveau, facilitant le traitement et la mémorisation de l’information. John Medina, biologiste américain, parle de « post-it chimique ».

Et si l’on veut évoquer le domaine particulier des robots, nul besoin de leur donner une forme humaine pour générer de l’émotion – d’ailleurs, mieux vaut éviter sous peine de tomber dans la « vallée dérangeante » ou « uncanny valley », cette théorie selon laquelle les robots qui ressemblent trop à des humains provoqueraient en nous un sentiment de dégoût. C-3PO et R2-D2 ont su mieux que personne nous faire sourire et nous faire passer des émotions. Vous rappelez-vous de l’une des premières animations du studio Pixar en 1986, Luxo Jr ? Au-delà de la prouesse technique, c’est l’humanisation et l’anthropomorphisme appliqués à deux lampes de bureau qui en ont fait un film mémorable qui a su nous émouvoir.

Il n’est donc plus à prouver que le design et ses nombreuses disciplines ont fort à faire pour remettre l’humain et ses émotions au premier plan de la conception dans la tech… Et c’est sans nul doute grâce au design émotionnel, encore balbutiant, que les plus grands progrès seront faits. Mais il faudra être extrêmement vigilant sur l’utilisation du levier émotionnel car, de la même manière que l’emploi d’une couleur peut avoir des significations différentes en fonction des cultures (par exemple, pour le deuil, le noir en Europe et le blanc au Japon), comme le montre la roue des couleurs/culture de David McCandless, les émotions sont étroitement liées à la culture, l’expérience, l’éducation, les orientations personnelles de chacun.

Le marketing l’a déjà bien compris et n’hésite pas à en faire usage à travers des choses aussi simples que l’envoi d’un email de confirmation d’expédition (pour nous rassurer ?). Et ça marche !

Crédit image de une : Edho Pratama via Unsplash

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