Par Joël Ronez, cofondateur de Binge Audio. Billet invité.
Le 5 octobre 1953, le corps d’une femme est retrouvé dans les eaux de la rivière des Prairies, au Québec. À ce jour, le cadavre n’a jamais été identifié. C’est le point de départ de Disparue(s), un podcast en 10 épisodes de l’ancien policier et journaliste Stéphane Berthomet, réalisé par Cédric Chabuel. Récompensée de la médaille d’or au prestigieux New York Festival Radio Awards, cette série de podcasts produite par Radio Canada est emblématique d’un renouveau de l’enquête et de l’investigation utilisant l’audio non-linéaire pour se déployer. Comme avant elle T’es où Youssef ?, série toujours québécoise du journaliste Raed Hammoud, qui partait sur les traces d’un copain de lycée subitement disparu faire le Jihad en Syrie. On assiste donc aujourd’hui à un renouveau des ambitions sur ce format.
Comment l’expliquer ? Dans un paysage numérique et mobile fortement dominé par des conduites addictives peuplées d’autoplay et de fragments, la proposition narrative de l’audio est d’abord une promesse de la longueur. Dans un format linéaire qui épouse les codes de la série (rebondissements, cliffhangers, arcs narratifs entrecroisés), le podcast propose une immersion dans une histoire. Par rapport au broadcast, plus contraint en durée, le podcast propose de l’ampleur. L’absence d’image, d’une part permet de plus facilement faire parler des témoins (notamment sur les sujets de société et les histoires se rapportant à l’intime), et d’autre part impose d’arbitrer vers une écriture qui ne peut pas être compensée par un choix nonchalant d’illustrations destinées à conserver l’attention de l’auditeur : tout ce qui est proposé doit être utile, et doit conserver, comme dans un roman, une utilité narrative pour maintenir une progression linéaire.
En contribuant à moderniser les écritures radio, le podcast permet aussi un renouveau des terrains de jeux, et de sortir de l’investigation « policière ». Lorsque Reply All (podcast américain de Gimlet Media) enquête sur la manière dont le numérique impacte nos vies, c’est aussi de l’investigation.
En contrepartie, il y a cependant quelques contraintes : on ne peut avoir recours à l’infographie et à la force de l’explicite proposées par le visuel. Il faut se contenter de la piste son, et faire passer par le langage (ou des comédiens pour une reconstitution) un élément de l’enquête. De même, pour des raisons de confort d’écoute, il est difficile d’avoir des témoins qui ne parlent pas français (on ne peut pas sous-titrer, et la voice over est contre-indiquée sur des durées longues). Fort heureusement, le territoire francophone regorge d’histoires à raconter : Nouvelles Écoutes, studio parisien de podcast, publie ces jours ci une enquête à la première personne sur un suicide controversé à Béziers, et Arte Radio s’est fait une spécialité de dépoussiérer les formats documentaires, puisqu’ils remportent quasiment chaque année le prestigieux prix Europa devant les grandes radios de service public européennes. Dans les codes de ces nouvelles œuvres, un point commun : un récit incarné, à la première personne, qui alterne coulisses, making off, témoins, archives, et musique originale.
À Toronto, lors du dernier Hot Docs Podcast, j’ai pu assister à une représentation sur scène d’une des plus fameuses séries de podcast américaines, Start Up, de Gimlet, dont la prochaine saison enquête sur les écoles privées Success Academy. Dans la salle, plus de 300 personnes avaient payé 35 dollars pour assister à cet épisode spécial. Une des raisons du succès de ce format (qui fera l’objet d’adaptations télévisées) repose sur une « story check list » impeccable et somme toute classique (une bonne histoire, des personnages, des obstacles, une promesse, des idées et des concepts), mais aussi des moyens : une saison, c’est 7 mois de travail pour une équipe de 6 personnes. Un budget comparable à une production audiovisuelle.
A Binge Audio, nous produisons régulièrement des enquêtes, dans le cadre de notre format quotidien d’actualité Programme B. Nous avons produit récemment une enquête sur Surya Bonaly, réalisée par Anne-Cécile Genre, qui représente 3 mois de travail pour 2 à 3 personnes – un budget encore hollywoodien pour cette petite industrie, que nous finançons aujourd’hui par notre modèle mixte reposant sur le sponsoring et le contenu de marque. Mais d’autres opportunités existent : lorsqu’il contribue au financement des enquêtes pour la télévision, le CNC pourrait aussi aider des séries dérivées en podcast, plus efficaces et moins gourmandes en ressources que certaines coûteuses contreparties interactives. La radio publique pourrait également, à condition d’accepter d’explorer de nouvelles écritures, faire confiance à de nouveaux auteurs, et – osons-le – des producteurs extérieurs, financer des séries qui rencontrent un public de plus en plus friand.
Car si l’on en juge par des chiffres exponentiels de progression du marché de l’audio à la demande, le public est là. Et cela ne concerne pas que les acteurs sortants du broadcast : le cas de The Daily, un format d’actualité quotidien du New York Times, le démontre. Lancé il y a moins de 2 ans, il totalisait en septembre 2018 plus de 7 M d’auditeurs uniques, et 52 M de téléchargements.