Par Jérôme Derozard, consultant et entrepreneur. Billet invité
Confronté – comme les opérateurs telcos avant lui – à un ralentissement de la croissance de sa base d’utilisateurs mobiles, Apple a présenté lundi soir 5 nouveaux « services à valeur ajoutée » qui devraient l’aider à augmenter son revenu moyen par utilisateur (ARPU), retrouver la croissance, et à lancer la guerre du streaming vidéo.
La société tente ainsi de compenser l’allongement du cycle de renouvellement de ses appareils et le – relatif – échec de sa stratégie de montée en gamme initiée avec l’iPhone X. Le matériel est relégué au second plan, comme en témoignent les lancements très discrets de ses nouveaux produits la semaine dernière (iPad, AirPod…), l’avenir est aux services « premium ».
Apple souhaite à présent convaincre ses propres utilisateurs – mais aussi ceux des autres plateformes – de « s’abonner à » et non « d’acheter » l’une de ses 5 nouvelles offres de service, lui assurant ainsi des revenus récurrents tout au long de l’année.
Chacun de ces services s’appuie sur des caractéristiques répétées tout au long de la soirée comme un mantra : facilité d’utilisation et attention au détail, protection de la vie privée et sécurité, sélection (« curation ») par des experts et personnalisation, partage au sein d’un foyer. Ces caractéristiques ont permis à Apple Music d’atteindre les 50 millions d’abonnés en quelques années. Mais surtout, comme leur prédécesseur, ces nouveaux services sont vendus comme l’extension « freemium » d’une application existante et déjà largement utilisée, iTunes hier, Apple News, Apple Pay, l’App Store et TV App aujourd’hui.
Les 5 points-clé de la stratégie « services » d’Apple
Apple News+ : la presse illimitée et incognito
Le premier service présenté – et disponible – est le nouveau bouquet de presse Apple News+, fruit du rachat de l’application Texture. Se présentant sous forme d’un nouvel onglet dans Apple News, l’application d’actualités « N°1 » selon Tim Cook, News+ propose pour 10 dollars par mois une sélection de 300 journaux et magazines accessibles sur iPhone et iPad. Lancé initialement aux Etats-Unis et au Canada (en anglais et français), le service sera étendu en fin d’année au Royaume-Uni et en Australie.
Magazines disponibles dans l’offre Apple News+
Outre les magazines News+ proposera l’accès aux articles du L.A Times et du Wall Street Journal ainsi qu’à des offres numériques spécialisées comme theSkimm. Apple promet un système de recommandation d’articles embarqué sur l’appareil et l’absence de marqueurs de suivi d’audience ou publicitaires pour protéger la vie privée des utilisateurs. Cela signifie que les éditeurs partenaires d’Apple News+ n’auront pas ou peu d’informations sur leurs audiences et seront donc à la merci des algorithmes et des « curateurs » d’Apple. Pas étonnant que certains éditeurs comme le New-York Times aient appelé au « boycott » de la plateforme pour éviter d’être désintermédiés.
Autre point noir pour les éditeurs : Apple a remis au goût du jour le concept de contenus interactifs, (ex : couvertures ou infographies animées) pour les magazines distribués par News+. Cela leur demandera des efforts supplémentaires pour créer des contenus spécifiques – comme feu Newsstand – mais ils seront cette fois directement rémunérés par Apple pour leurs efforts.
Apple Card, l’Amex du 21ème siècle
Deuxième volet de l’offre de services : Apple Card, la carte de crédit d’Apple. Comme News+ elle s’appuie sur une application existante et très utilisée – Apple Pay et ses 10 milliards de transactions – pour proposer une carte de crédit internationale avec une offre de « cashback » permettant de récupérer de 1 à 3% du montant des achats. Pour cette offre Apple s’est allié avec Goldman Sachs dont l’évocation n’a pas déclenché les habituels applaudissements. Apple s’est d’ailleurs empressé de préciser que ni Goldman Sachs ni lui-même n’auront accès à des données de paiement des utilisateurs.
Une précision visiblement importante
Pour le reste l’offre est très ciblée pour le marché américain, avec une application de banque similaire à celle que l’on peut trouver chez les néo-banques européennes (N26, Revolut, Orange Bank…) mais très avancée par rapport à ce que proposent les banques américaines.
Le principal argument d’Apple Card est sans doute la carte bancaire en titane gravée au laser fournie chaque client, officiellement au cas où le paiement via smartphone ne serait pas disponible. Elle devrait se révéler un nouveau « marqueur de statut » comme autrefois la carte American Express. C’est sans doute pour éviter que les utilisateurs ne boudent le paiement mobile afin d’exhiber fièrement leur carte qu’Apple ne reverse que 1% de « cashback » sur les paiements par ce moyen.
Au final Apple Card permettra plus de fidéliser les clients les plus dépensiers que de générer des revenus significatifs. Disponibilité : cet été au Etats-Unis.
Apple Arcade : l’anti-Stadia
Après avoir rappelé qu’iOS était « la » plus grosse plateforme de jeux du monde avec 1 milliard de joueurs (plus exactement, qui ont téléchargé au moins un jeu sur l’App Store) Apple a poursuivi sa stratégie « freemium » dans les jeux. L’App Store va ainsi voir apparaître un nouvel onglet « arcade » donnant accès à une centaine de jeux exclusifs sur abonnement.
Le nouvel onglet « Arcade » incontournable dans l’appstore
Pour constituer son offre Apple va se positionner comme éditeur en avançant aux développeurs les fonds nécessaires à la création de certains jeux en échange d’une exclusivité. Un rôle traditionnellement dévolu aux géants du secteur comme EA ou Activision et qui pourrait bien valoir quelques ennuis à la société auprès des autorités de la concurrence. En effet Arcade sera accessible directement dans l’App Store, point de passage exclusif pour les produits distribués sur iOS pour ses concurrents.
Pour le reste, et même si Apple a taclé les offres de streaming de jeux (comme le nouveau Stadia de Google), il s’agit d’offres visant des publics différents. Apple souhaite préserver son avantage dans les jeux mobiles face à Android, en constituant un catalogue exclusif pour les joueurs occasionnels. A l’inverse Stadia de Google vise principalement les joueurs fréquents sur consoles et PC ; son modèle économique ne reposera probablement pas sur une offre d’abondance comme Arcade.
Le service sera disponible à l’automne dans 150 pays et « régions » ; aucune précision n’a été donnée sur le prix. Apple promet là aussi une forte « curation » des jeux et la protection de la vie privée.
Apple TV channels : le bouquet OTT
La pièce de résistance de la keynote était bien sûr la télévision, ou plus précisément « Apple TV app », l’application, à ne pas confondre avec Apple TV, le boîtier. Tellement facile à confondre que Tim Cook a lui-même semblé hésiter en prononçant « Apple TV… app ».
La nouvelle interface de TV App avec des aperçus plein écran « à la Netflix »
La nouvelle TV App reste gratuite et devient l’unique portail d’entrée vers les films et la TV chez Apple, iTunes semblant tirer sa révérence. L’interface évolue avec des onglets dédiés aux films, séries, sports et un nouvel environnement « enfants » ; elle est plus immersive avec des aperçus et bandes annonces en plein écran, la possibilité de « swiper » vers la gauche ou la droite pour changer de chaîne ou de sauter le générique.
TV App propose toujours une sélection de contenus à la demande et en direct provenant de diverses applications partenaires et réalisée par des employés d’Apple. La lecture de ces contenus s’effectue systématiquement dans les applications des partenaires, ce qui oblige les utilisateurs à quitter le monde de la pomme et potentiellement à confier leurs données personnelles (et de paiement) à d’autres qu’Apple.
Pour remédier à cela Apple lance « TV channels », son bouquet de chaînes « over the top » (diffusé via Internet). Il reprend le modèle d’Amazon Channels en proposant l’accès aux contenus de différentes chaînes « premium » directement dans TV App, la facturation et la diffusion étant assurés par Apple.
Premiers partenaires de TV Channels. Un grand nombre sont aussi disponibles dans Amazon Channels
Les différentes chaînes du bouquet « Apple TV Channels » ne sont pas regroupées mais apparaissent au milieu des contenus fournis par les différents applications partenaires. Ainsi après avoir introduit avec TV App un intermédiaire entre les applications de streaming et leurs utilisateurs, Apple cherche à détourner une partie de ceux-ci vers d’autres contenus.
Globalement l’expérience d’abonnement aux chaînes du bouquet est « sans couture », un clic sur un bouton d’abonnement à une chaîne permet d’avoir un essai gratuit et de visionner les émissions directement. Chaque chaîne est disponible à la carte, pas besoin de souscrire au bouquet complet.
Une “publicité” pour une chaîne du bouquet
L’ensemble de la démonstration de TV app a été faite sur Apple TV (le boîtier), preuve que l’écran TV reste roi pour consommer ce type de contenus ; la nouvelle version de l’app sera disponible en Mai sur cette plateforme, mais aussi sur iPad et iPhone et même sur Mac cet automne.
Mais quid des utilisateurs qui viennent d’investir dans un tout nouveau téléviseur 4K ? Seront-ils obligés de s’équiper également d’une Apple TV pour profiter de TV app ? Heureusement non. Après AirPlay et Homekit Apple continue à « embrasser » le monde de la TV connectée en portant TV App sur les TV Samsung (à la place d’iTunes annoncé au CES en Janvier) mais aussi LG, Sony, Roku, Vizio. A noter que la version embarquée sur ces téléviseurs ne donnera accès qu’au contenu diffusé par Apple directement (Vidéo à la demande, Apple TV channels).
Plus surprenant, TV App sera aussi disponible sur la plateforme Fire TV d’Amazon, qui propose pourtant un bouquet OTT concurrent. On peut y voir une forme d’alliance entre les 2 « A » de GAFA, Prime Video étant aussi disponible sur TV App.
La nouvelle version de TV App sera disponible dans plus de 100 pays ; aucune information n’a été fournie sur le prix des différentes chaînes du bouquet, ni leurs disponibilités pays par pays.
Apple TV+ : la boîte à célébrités
Clou du spectacle, dans tous les sens du terme : Apple TV+ (Canal+ appréciera la référence). Il s’agit de la version « premium » de TV App qui a été par le passé présenté comme un possible « Netflix killer ».
Si Apple n’a pas lésiné sur les moyens en invitant un maximum de stars d’Hollywood à faire le déplacement à Cupertino, il a été assez avare sur les détails du service, que ce soit au niveau du prix ou du contenu exact. Tout juste sait-on qu’il sera disponible dans plus de 100 pays à l’automne et accessible directement via TV App (au risque de concurrencer encore un peu plus les partenaires présents dans cette application).
Une nouvelle version du « nuage de fonctionnalités » avec les célébrités Apple TV+
La partie de la « keynote » dédiée à « Apple TV+ » s’est révélée extrêmement longue, ennuyeuse voire réellement embarrassante. Après une vidéo type « envolée lyrique » sur le pouvoir des histoires, plusieurs réalisateurs (Spielberg, JJ Abrams), acteurs (Reese Witherspoon, Jennifer Aniston, Steve Carrell…) et même des marionnettes (Sesame Street) se sont succédés sur scène pour « pitcher » leurs émissions, mais sans en montrer d’extraits. On attendait mieux pour un service préparé depuis des années et pour lequel Apple a déjà investi plusieurs milliards de dollars.
Restait le « one more thing», en l’occurrence un discours de la star de la TV américaine Oprah Winfrey. Celle-ci annonçait vouloir « réconcilier l’Amérique » via un talk-show autour de son « club de lecture » et plusieurs documentaires disponibles sur Apple TV+.
Si Oprah Winfrey a réussi à émouvoir Tim Cook, elle a surtout révélé à tous la raison de sa présence et de celles des autres stars à Cupertino : le rêve de pouvoir atteindre 1 milliard de personnes dans le monde entier, tous connectés « à travers Apple », pour diffuser leurs émissions. Alors entre Apple qui rêve de célébrités et les stars qui rêvent de milliards d’iPhone, qui se réveillera le premier ?