Par Kati Bremme, Direction de l’Innovation et de la Prospective
Face aux “Big Nine” repartis entre les Etats-Unis et la Chine, l’Europe peine à s’imposer sur le marché de l'Intelligence Artificielle. Le seul moyen pour faire le poids dans un terrain largement occupé par les GAFAs et BATX, est de construire l’avenir de l’IA en collaboration. La première “European AI Night”, organisée cette semaine à Paris, a réuni parmi les 2.000 participants acteurs de l’industrie, start-ups, chercheurs et politiques pour dessiner un avenir européen de l’IA. C’était aussi l’occasion de présenter l’initiative AI4EU, une plateforme collaborative à destination des chercheurs et entreprises européennes doublée d'une communauté autour de l’Intelligence Artificielle.
L’IA comme essence de la croissance sur fond de différences culturelles
Avec un marché mondial en croissance de 70% par rapport à 2017, l’Intelligence Artificielle est bien devenu un secteur incontournable pour les industries. Les géants du Net s’arrachent depuis longtemps les start-ups de l’IA (y compris européennes) avec un record de fusions-acquisitions ces dernières années. Les gouvernements aussi investissent massivement dans l’IA, avec un équilibre USA/Chine qui vient de s’inverser cette année. L’Empire du Milieu mobilise plus de 30 milliards d’euros dans l’IA, et vient de dépasser les Etats-Unis en termes d’investissements. Face à cela, le 1,5 milliard d’euros sur 5 ans de la France paraît ambitieux, mais pas suffisant pour construire une IA indépendante et souveraine.
La seule augmentation de l’investissement en IA de 70% entre 2018-2020 ne fera pas de l’Europe un concurrent sérieux des deux pôles. Il s’agit davantage de fédérer les bonnes idées et les compétences, le tout devant un fond culturel commun qui diffère de celui des US, avec son approche ultra-libérale axée sur le marché libre, et de la Chine, avec son “Next Generation Artificiel Intelligence Development Plan” qui, derrière la mise en avant des champions nationaux et du leadership du pays sur la scène internationale, a surtout pour but le contrôle total des activités et idées de sa population.
Pour arriver à cette collaboration capable de concurrencer les deux gouvernements géants de l’IA, les problèmes sont moins d’ordre technique que d’ordre humain et culturel. Pour Cédric Villani, mathématicien reconverti en député et auteur du "Rapport sur l'intelligence artificielle", “il faut que nous nous distinguions, non seulement par nos régulations, mais aussi par notre culture”.
AI4EU - une Intelligence Artificielle européenne
AI for good, EurAI, Industrial Data Space Association, euRobotics, BDV, Hub IA France, Alliance for Internet of Things Innovation - le nombre d’initiatives et groupes de travail autour de l’IA en Europe, en pilotage par l’industrie ou par les gouvernements, semble infini. Fin 2018, la France et le Canada ont lancé le G2IA, le GIEC de l’Intelligence Artificielle avec un groupe international d’experts en IA, pour avancer ensemble. L’Europe travaille depuis longtemps sur sa vision de l’IA avec notamment les idées autour d’une IA humaniste suivies d’un plan d’action en 2018, et enfin la publication des orientations éthiques en avril 2019.
Avec l’initiative AI4EU (Artificial Intelligence for the European Union), c’est justement cette idée de “collaboration participative” qui est mise en avant. A la fois plateforme à la demande sur l'Intelligence Artificielle et réseau collaboratif, le projet bénéficie d’une ligne de crédit de 20 millions d’euros sur trois ans, renforcé par la création d’une fondation qui permettra de pérenniser l'action. Destinée aux chercheurs et entreprises européennes, il réunit 80 partenaires publics et privés, issus de 21 pays (sur les 28 membres de l'UE).
The #AI4EU project brings together 79 European partners, including European industry and academia, from 21 member states, with €20 million in funding from the @EU_Commission. It’s a key component of Europe’s #AI strategy. https://t.co/G2vHu7YP2z pic.twitter.com/fbcS9qWXAP
— AI4EU - Europe’s AI-on-Demand Platform (@AI4EU) 10 janvier 2019
Une plateforme “IA à la demande”
Patrick Gatellier, manager R&G chez Thales et coordinateur du projet AI4EU, présente la plateforme qui sera lancée cet été. Boîte à outils pour les hubs déjà existants, elle a pour objectif de simplifier l’accès aux outils IA, de défragmenter les travaux et recherches autour du sujet, faciliter le marché et la promotion des valeurs éthiques et sociétales européennes, en mettant l'accent sur les travaux de recherche liés à l’explicabilité et la vérifiabilité des algorithmes, enjeux primordiaux de la transparence pour impulser une acceptation de ces nouvelles technologies auprès de la population.
Un des piliers de la plateforme sera un moteur de recherche puissant basé sur Qwant. La plateforme permettra aussi de créer des groupes d’intérêt, de promouvoir l’avancement des travaux de recherche, de partager des jeux de données, d’expérimenter des projets, d’échanger des services appliqués ou encore de mettre en relation start-ups et étudiants avec les industries. Des “Cafés en ligne” complètent le programme. Patrick Gatellier annonce 8 projets industriels pilotes qui verront le jour d'ici la fin de l'année.
La plateforme AI4EU servira notamment aussi comme terrain de test des guidelines IA que le comité de 52 experts IA de l’Union Européenne vient de publier dans sa “Check-list éthique” de l’IA pour l’Europe, où la mise en réseau des compétences IA européennes permettra de challenger le texte théorique.
Compétences IA, la demande dépasse de loin l’offre
65 % des enfants qui sont aujourd’hui en primaire exerceront probablement un métier qui n’a pas encore été inventé. La formation universitaire est en retard sur l’avenir, et on assiste aujourd’hui surtout à un réel manque de compétences en IA.
Un des enjeux principaux pour l’Europe est de former, de garder et d'attirer les futurs spécialistes de l’IA. Même aux Etats-Unis, le déséquilibre entre offre et demande est clivant. Même si les universités américaines commencent à proposer de nombreux programmes dans les domaines de compétence de l’IA qui regroupent Web Crawling, Data mining, Data Science, NLP, Machine Learning, Deep Learning ou encore robotique, le nombre d’étudiants se situe en dessous de dix mille, là où les industries, médias compris, sont à la recherche de plusieurs dizaines si ce n’est pas centaines de milliers d’experts. Et pas dans 4 ans, quand les actuels étudiants auront terminé leur cursus, mais tout de suite !
En France, le problème est encore plus frappant. Seulement quelques écoles proposent des masters spécialisés en IA, et ce sont encore une fois les GAFAs qui remplissent le vide. Microsoft vient d’ouvrir son école IA à Paris, avec un cycle court de 7 mois accompagné d’un contrat de professionnalisation. Rémi Bergues, Directeur Innovation à Paris Région Entreprises, a annoncé une première Ecole pour l’Intelligence Artificielle à Paris pour cette année, sans en dire plus. Là encore, en associant les différents retours d’expériences, l’Europe pourra proposer des solutions communes pour la formation des futurs experts en Intelligence Artificielle.
Des alliances nécessaires pour imposer un code éthique européen
Aujourd’hui, les industries européennes s’allient (trop) facilement aux acteurs évidents de l’IA.
Carrefour qui s’associe à Google pour créer un laboratoire IA avec une cinquantaine d’experts data, le SAMU travaille avec UBER, Orange collabore avec Microsoft pour développer des outils IA responsables. Facebook a ouvert son laboratoire parisien dédié à l’IA, le Facebook AI Resarch (FAIR), avec Pôle Emploi comme un des partenaires. Les questions éthiques ne sont bien sûr par une exception culturelle européenne, les GAFAs tentent de proposer leurs propres solutions, même si l’Advanced Technology External Advisory Council (ATEAC) de Google n’était pas un franc succès, dissous à peine une semaine après sa création. Facebook, de son côté, a annoncé un janvier la constitution d’un “Institut pour l’éthique de l’intelligence artificielle”, en collaboration avec l’Université technique de Munich. Les industries entre elles collaborent aussi.
En Allemagne, les compagnies d’assurance travaillent ensemble sur le sujet de l’IA, notamment sur la transformation culturelle. Pour être crédible dans ses revendications éthiques, l’Europe a besoin d’être forte et performante dans le secteur de l’IA. Un des domaines clés pour cela est aussi la maîtrise des données, aujourd’hui souvent hébergés sur des plateformes aux mains des géants de la tech.
L’indépendance des données
Dans “AI Super Powers”, paru en septembre 2018, Kai-Fu Lee explique que Baidu et Alibaba détiennent à eux seuls plus de données que les Etats-Unis et l’Europe réunis. Un des fondements pour une IA européenne indépendante est aussi la souveraineté dans la gestion de nos données. Plus nous avons de données, mieux l’IA est entraînée. Le succès de l’IA repose en effet sur le partage de données produites par milliers à chaque seconde (mobilité, réseaux sociaux, IoT, données de santé). Pour Bertrand Pailhès, pilote de la stratégie nationale en Intelligence artificielle, l’enjeu le plus important est de rendre l’utilisation de ces données "acceptable". Un objectif uniquement atteignable par la transparence et la confiance.
Au delà de la problématique technique de standardisation des jeux de données, où l’Europe a certainement aussi un rôle a jouer, elle doit faciliter la collaboration en organisant la confiance pour le partage des datas à travers notamment des plateformes sécurisées. Inciter les industriels à mettre à disposition les données dont ils disposent pour la recherche autour de l’IA fait partie des nouvelles missions du gouvernement. L’Europe ne dispose aujourd’hui pas de législations aussi ensoleillées que la Floride avec ses “sunshine laws”, qui rend accessibles publiquement non seulement données écrites, mais aussi images, films et matériel sonore, terrain de jeu énorme pour l’IA.
Emmanuel Bacry, chercheur au CNRS, remarque qu’il “y a un risque d’ouvrir les données, mais que le risque est bien plus grand de ne pas les mettre à disposition”.
Conclusion :
L’enjeu pour l’Europe sera de trouver l’équilibre entre rupture technologique et protection de ses valeurs.
L’IA nécessite plus que jamais de décloisonner, de collaborer, mais aussi d’expliquer. La Finlande était le premier pays à lancer un vaste programme d’acculturation à l’IA, avec “Elements of AI”, un MOOC national censé transformer au moins 1% de la population en experts de l’Intelligence Artificielle.
Avec un constat valable pour toute l’Europe, prononcé par Mika Lintilä, le Ministre de l’Economie : “Nous n’aurons jamais assez de moyens pour être les leaders de l’Intelligence Artificielle. Mais la façon dont nous l’utilisons va nous différencier”.
AI4EU et son ambition de collaboration à l’échelle européenne sera l’un des moyens pour se différencier. Peut être que les GAFAs sont des alliés indispensable dans cette mission, mais il incombe à l’Europe de défendre une image de la société et de la place de l’Intelligence Artificielle à la hauteur de ses valeurs, et ne pas laisser “l’IA changer nos valeurs éthiques”, comme prévient le Frère Eric Salobir, conseiller du Vatican pour les nouvelles technologies.