Réseaux sociaux et médias à l’ère des algorithmes : une expérimentation sans fin ?

Par Claire Aboudarham et Louis Thibault, de Presscast.io. Billet invité.

Depuis l'émergence des réseaux sociaux, des algorithmes publicitaires dictent notre accès à l'information et aux différents types de contenu présents sur Facebook, Twitter ou encore Instagram. Entre les changements d'algorithme et des intérêts économiques divergents, la relation entre médias sociaux et médias traditionnels est aussi symbiotique que paradoxale. Edgerank, l’algorithme créé spécifiquement par et pour Facebook, change régulièrement de priorités. Vidéos live mises en avant (2017), avant de prioriser les groupes et les communautés (2018) ou encore les posts de notre entourage (famille et amis proches…) depuis mai dernier.

Comment fonctionnent les algorithmes des réseaux sociaux ?

Les algorithmes des réseaux sociaux (Facebook, Twitter…) ont été créés pour s’assurer que seul le contenu pertinent et intéressant aux yeux des utilisateurs n’atterrissait sur leurs fils d’actualité personnalisés.

En analysant nos réactions personnelles (le nombre de likes que nous pouvons donner sur une période de temps donnée, le nombre de commentaires que nous postons ou encore les statuts et liens que nous pouvons partager ou sauvegarder, entre autres…) ainsi que les réactions similaires de notre réseau, EdgeRank est capable de déterminer les posts les plus aptes à nous faire réagir et donc, sur du plus long terme, à nous faire rester sur sa plateforme.

Comme l’explique Antoine Bonino, doctorant en sciences de l’information et de la communication au CELSA – Sorbonne Université, les algorithmes de ces plateformes doivent "inciter les usagers à "participer" à la pratique communicationnelle proposée par la plateforme. Ils doivent les inciter à lire et à manipuler les contenus exposés afin, ultimement, de requalifier les usages enregistrés et les incorporer à une ingénierie publicitaire relativement sophistiquée."

 Pourquoi ces changements d’algorithme ?

Ces changements sont ancrés dans une dynamique de recherche ou d’optimisation de leur business model. Pour les réseaux sociaux, l’algorithme parfait optimise l’implication des utilisateurs et pousse les advertisers à dépenser plus.

Camille Saint-Paul, présidente de 5e Rue et maître de conférences à Science Po, explique :

"On le sait, sans publicité, seuls 8 à 10% des contenus que vous postez (sur Facebook, NDLR) seront in fine visibles par la timeline de votre audience. Les annonceurs et les médias sont ainsi obligés de payer pour être vus."

Elle ajoute : "L’usage quasi-forcé de la publicité a de fait multiplié les mécontentements, notamment les internautes qui refusent les publicités intrusives. Autre motif de mécontentement de ces internautes : l’usage de leurs données comportementales pour ces stratégies de targeting, qu’a révélé l’affaire Cambridge Analytica".

Des inquiétudes majeures des citoyens pour la protection de leur vie privée qui ont d’ailleurs mené à une audience du Congrès après des soupçons d’ingérences russes lors des élections présidentielles américaines de 2016.

Ce scandale serait d’ailleurs à l’origine de la dernière récente "réécriture algorithmique" de Facebook. Il s’agirait en effet d’une "manoeuvre éditoriale visant à mitiger le feu des récents scandales qui brûle la crédibilité de la plateforme", interprète Antoine Bonino.

Des changements obligatoires au sein des rédactions

Ces changements d’algorithmes ont d’ailleurs valu à de nombreux médias, dépendants de ces plateformes, à repenser leur utilisation et à pivoter leur priorité sur d’autres types de contenu.

BuzzFeed s’est vu obligé de licencier de nombreux employés au Royaume-Uni et de fermer sa branche française. Vox Media a fermé une cinquantaine de postes dédiés à la vidéo sur les réseaux sociaux. Mic.com a été vendu pour 5 millions de dollars (alors que le média avait levé plus de 60 millions de dollars à son lancement), après avoir laissé partir la quasi-totalité de ses équipes (près de 100 personnes), focalisées quasiment exclusivement sur la vidéo.

Depuis les changements d’algorithme de janvier 2018, un des plus impactants pour les médias, les publications des médias ont perdu 9.4% de réactions et d'interactions sur leurs updates en moyenne selon le rapport Private Sector News, Social Media Distribution,and Algorithm Change du Reuters Institute for the Study of Journalism de septembre 2019.

"Les professionnels savent que la plateforme n’est pas la panacée publicitaire qu’elle prétend être et que leurs intérêts à y publier sont limités, mais simultanément, ils sont tenus de produire des contenus dédiés s’ils espèrent tirer parti des suppléments de visibilité qu'elle ne cesse de promettre", complète Antoine Bonino.

Si, aux premiers jours de Facebook, les annonceurs et les médias traditionnels semblaient fascinés par les opportunités d’exposition offertes par le réseau social, l’usage leur a appris à tempérer leurs espoirs.

"La méfiance progressivement acquise par les professionnels est étroitement liée aux irrégularités des "performances" enregistrées par leurs propres pages, aux anomalies observées au niveau des "résultats" de leurs campagnes publicitaires, etc.", ajoute-t-il.

 Les médias doivent-ils stopper leur utilisation des réseaux sociaux ?

Selon Camille Saint-Paul, ces plateformes constituent encore et toujours des “points de contact essentiels vers l’internaute”. Elle ajoute que “les médias n’ont de choix que de composer avec eux”, mais sans forcément “dépendre d’eux.”

Cela implique aussi pour les médias de "ne pas mettre tous les œufs dans le même panier" et ne pas céder aux sirènes du "tout social media" ajoute la présidente de 5e Rue. C’est toute la réflexion en cours sur les modèles payants qui impliquent de créer du contenu de forte qualité et ciblé. Cela semble d’ores et déjà fonctionner pour des médias comme Mediapart, en France, ou The Guardian, en Angleterre.

Cette opinion est également partagée par le Reuters Institute qui, dans son rapport Journalism, Media, and Technology Trends and Predictions 2019 , montre que l’objectif premier de plus de la moitié (52%) des "Digital Leaders" interrogés est désormais l’abonnement payant.

Pour la première fois, le modèle d’abonnement dépasse le display advertising en terme d’objectifs de revenus pour les rédactions. Ces modèles payants apportent en effet de nombreux avantages aux médias.

Ben Whitelaw, chef du développement des audiences pour The Times, explique, "qu’un des grands avantages d’un modèle focalisé sur des abonnements payants est sa résilience face aux changements de ces plateformes. C’est si rafraîchissant d’être capable de ne pas avoir à organiser des réunions d’urgence à chaque fois que nous entendons parler un nouveau changement d’algorithme de Facebook ou de Google."

Que ce soit par manque de ressources ou par manque de nombre de lecteurs, la viabilité du modèle économique de l’abonnement ne semble toutefois profiter qu’aux poids lourds de l’industrie tels que le Times ou The Guardian.

Aux yeux de Thomas Pain, rédacteur en chef de Sport’s House,"un média doit obtenir une certaine notoriété et crédibilité pour espérer rentabiliser un système d’abonnement. Personne n’a de problème avec le fait de payer un abonnement au New York Times ou au journal Le Monde, par exemple, mais pour une structure plus jeune, c’est d’ores et déjà un pari plus risqué."

Pour ces plus petites structures médiatiques, plutôt que de vendre de l'information, la diversification des revenus s’explique davantage par de la vente d’influence, tels que le guest posting, les articles sponsorisés, la vente de tweet, les webinars, ou encore les formations en ligne, entre autres.

Il s’agit désormais de penser à d’autres canaux stratégiques et de penser à la question du média digital d’une manière plus globale.

"Les médias doivent penser à d’autres canaux et à d’autres réserves d’audience, comme les podcasts par exemple, ou encore les assistants vocaux", ajoute Camille Saint-Paul.

Une expérimentation sans fin pour les médias

De plus, si les réseaux sociaux n’apportent pas, ou plus, de forts revenus aux médias, ils restent de bons moyens d’obtenir des accès directs à de nouvelles audiences, des vues, des renvois directs sur leur site principal, et une grande visibilité.

Comme expliqué au Reuters Institute par Nicolas Moscovici, rédacteur en chef en ligne de LCI : "Nous ne gagnons pas d’argent grâce aux réseaux sociaux. Il y a seulement une monétisation indirecte, à travers du trafic qui renvoie directement vers notre site web."

Les changements d’algorithmes poussent les médias à expérimenter de nouveaux types de contenu sur ces plateformes. Sans réelles garanties de résultats ou de revenus.

"Nous posons parfois des questions aux équipes de Facebook, mais n’obtenons pas toujours de réponses. Nous conduisons donc nous-même nos tests pour tenter de comprendre ces nouveaux systèmes", explique un journaliste au Reuters Institute.

"Si les professionnels peinent à déterminer ce qu’ils ont à gagner au jeu de la conformité initié par les plateformes, ils savent clairement ce qu’ils ont à perdre s’ils enfreignent les politiques éditoriales affichées", explique Antoine Bonino.

Il conclut en expliquant que "ces sanctions peuvent prendre diverses formes, allant de l’avertissement à la liquidation des comptes fautifs ou – dans le cas des moteurs de recherche – à la désindexation. Les sanctions silencieuses – liées à des réécritures algorithmiques implémentées en tapinois – sont assez régulières pour dissuader les éditeurs de ne pas multiplier les risques."

Un paradoxe à part entière pour ces médias, qui se doivent de créer du contenu spécifique pour ces plateformes, tout en suivant leurs directives floues, voire souvent inconnues.

 

Photo de Une: Con Karampelas on Unsplash