Comment les médias locaux réinventent la relation à leurs publics en Europe francophone

Par Nathalie Pignard-Cheynel, professeure assistante à l'Académie du journalisme et des médias (AJM), David Gerber, post-doctorant à l'AJM et Laura Amigo, doctorante à l'AJM. Billet originellement publié sur fr.ejo.ch et republié sur Méta-Media avec autorisation.

Des chercheurs en Belgique, France et Suisse se penchent sur la manière dont les médias locaux tentent de réinventer la relation à leurs publics. Avec le projet LINC (Local, News, Innovation, Communauté), ils ont identifié huit catégories permettant de caractériser l’implication des publics dans les quelques 250 initiatives déjà recensées par crowdsourcing.

Défiance à leur égard, essor des « fake news », chute de la diffusion, concentration accrue du secteur, ou encore concurrence des plateformes: les médias font face à une crise profonde qui les fragilise et affecte leur développement. Les causes sont multiples, avec des racines aussi bien économiques, que technologiques, culturelles et sociétales. On peut toutefois y repérer un élément central : les publics. Ces publics qui n’accordent plus leur confiance aux médias, les consomment moins, se sentent en décalage avec les offres éditoriales traditionnelles et se tournent vers d’autres acteurs de la production et diffusion de contenus.

Les médias ont pris conscience qu’ils devaient impérativement renouer avec leurs lecteurs, téléspectateurs, auditeurs ou utilisateurs, au risque de casser définitivement un lien déjà effiloché. Cet élan est amplifié par le numérique, porteur d’une culture participative et expressive qui favorise les échanges, la conversation et l’expression de chacun.

Le journalisme dit « participatif » a ainsi connu un essor important à la fin des années 2000. Mais les espoirs et promesses se sont étiolés, au point que l’on peut parler de désenchantement. Progressivement les espaces de commentaires ont été externalisés voire fermés, tout comme les blogs de médias; des sites (ou rubriques participatives) disparaissent aussi (citons, pour la France Rue89, Le Post, Le Lab, etc.). Principale cause de ce semi-échec : la difficile intégration des velléités participatives dans des organisations et des pratiques professionnelles assez rigides qui finalement conduit à un “clash des cultures”.

Pourtant, la pression pour une information horizontale et plus en phase avec les attentes et pratiques des publics est toujours là; les réseaux sociaux n’ont fait que l’amplifier. Et c’est là le point de départ du projet LINC (Local, News, Innovation, Communauté – voir encadré) qui entend explorer cette question au niveau local. Pourquoi les médias locaux ? Parce qu’ils ont globalement moins les faveurs de la recherche (francophone tout au moins), mais surtout parce que ce sont, historiquement, les médias de la proximité avec les publics et d’entretien du lien social sur un territoire donné. Le local est également perçu, par les géants du numérique, comme un défi important pour leur expansion.

Le projet LINC a également pour vocation de comprendre si, et dans quelle mesure, nous assistons à une mutation profonde du journalisme. L’inscription des initiatives dans le temps donne un début de réponse. Elle esquisse le passage du journalisme participatif à ce que certains appellent aujourd’hui journalisme d’engagement.

Le projet LINC (Local • News • Innovation • Communauté) en 5 points

  1. Ce projet collectif, basé à l’Académie du journalisme et des médias de l’université de Neuchâtel, rassemble plusieurs chercheurs de Belgique, France et Suisse.
  2. L’objectif de la recherche consiste à étudier les pratiques et les stratégies des acteurs médiatiques locaux vis-à-vis de leurs publics à travers trois axes :
    1. Les actions et pratiques de participation des publics et d’engagement des médias
    2. Leur intégration dans les processus éditoriaux
    3. Le rôle des dispositifs numériques
  3. La recherche se décline en 3 phases :

1. Recensement des initiatives de médias locaux envers leurs publics

2. Etude de cas de médias en France, Belgique, Suisse

3. Analyse de dispositifs numériques de liens médias / publics

  1. La recherche est menée à l’échelle européenne francophone (Belgique francophone, France, Suisse romande)
  2. Outre les objectifs de recherche, le projet vise à fédérer un réseau de professionnels et de chercheurs s’intéressant aux médias locaux et à l’engagement vis-à-vis des publics.

Un recensement des initiatives menées par les médias locaux

En vue d’analyser les actions, stratégies et pratiques des médias locaux en termes de lien avec les publics, la première tâche consiste à repérer la matière à étudier. Dans la logique coopérative et applicative du projet, nous avons opté pour un recensement participatif, conjugué à la mise à disposition d’une partie des données récoltées sous licence Creative Commons. Un formulaire en ligne permet ainsi à toute personne (professionnel de média, chercheur, expert ou même citoyen ordinaire) de faire connaître une initiative (action, dispositif, événement, etc.) d’un média français, wallon ou suisse romand, visant à (re)penser le lien aux publics. Les initiatives ne sont retenues que si elles sont portées par des médias dont on peut considérer qu’ils sont locaux dans une acception large (en somme: produisant de l’information sur et pour un territoire plus petit que le territoire national) et employant au moins un-e journaliste professionnel-le. En plus de cette approche par crowdsourcing, l’équipe elle-même contribue à la base de données et effectue un travail de vérification et d’édition des entrées proposées. Fin juin 2019, près de 250 initiatives ont ainsi été répertoriées; une liste qui a vocation à s’agrandir encore…

Malgré certaines limites[1], la base de données offre quelques perspectives d’étude intéressantes. La première grille de lecture, fournie dans la version publique, est une catégorisation de chaque entrée par type d’initiative. Cela permet de retrouver, par tri et filtrage, des initiatives qui se réclament d’un même format (par exemple un café lecteurs, une conférence de rédaction ouverte, un appel à contribution, etc.).

Quelle implication des publics dans les initiatives des médias ?

Plus que les types d’initiatives, c’est la manière dont les publics sont impliqués qui nous a plus spécifiquement intéressés. Nous avons, pour ce faire, élaboré une classification regroupant 95% des initiatives dans huit catégories distinctes. Ces catégories ont été pensées autant que possible comme exclusives, en identifiant la dominante de chaque initiative. Ajoutons qu’elles doivent être considérées comme des ensembles élastiques, pluriels et recouvrant une grande diversité de pratiques.

Figure 1. Huit catégories permettant de caractériser l’implication des publics dans les initiatives recensées. Les pointillés distinguent les catégories touchant au processus éditorial de celles qui, a priori, ne concernent pas la production d’informations.

 

Les trois dernières initiatives sur la figure 1 relèvent d’actions commerciales (avantages – réductions, concours, etc.), économiques (soutien financier notamment par crowdfunding ou modèle de membership) et événementielles (n’intégrant pas une perspective informationnelle). Les cinq catégories entourées correspondent aux initiatives impliquant les publics dans une logique éditoriale, avec des degrés d’intégration plus ou moins forts. Nous y distinguons :

  • Observation

Cette catégorie d’implication des publics représente environ 9% des initiatives recensées (en date du 25 juin 2019). Les publics se voient proposer un aperçu d’un ou plusieurs aspects du processus éditorial (choix des sujets, production des contenus, diffusion et valorisation, …). Cela leur confère un statut d’observateur, autrement dit un rôle plutôt passif. Le média fait lui un effort de transparence voire de pédagogie à travers des dispositifs d’ouverture qui demeurent toutefois relativement contrôlés. Il s’agit souvent d’actions de communication sur les pratiques, les métiers, les choix éditoriaux opérés. Y sont racontés et mis en scène les coulisses de la fabrique de l’information, répondant à une attente forte des publics qui méconnaissent souvent le fonctionnement des médias assimilés à des boîtes noires. On trouve dans cette catégorie des initiatives comme les visites de la rédaction, les portes ouvertes, les occasions d’assister à des conférences de rédaction, des contenus de type making of ou de pédagogie de l’information. Les outils et plateformes numériques (comme les Facebook live) peuvent ici être mobilisés pour offrir à l’utilisateur ce statut d’observateur.

Figure 2 : Exemples d’initiatives catégorisées comme « observation » pour l’implication des publics (pour rappel, la base de données mise à jour régulièrement accessible ici)

  • Dialogue

Cette catégorie d’implication des publics regroupe de nombreuses initiatives (18% au sein de notre recensement) qui tentent de répondre au constat de la défiance voire de la déconnexion vis-à-vis des publics en organisant des rencontres en face-à-face ou numériques afin d’établir un dialogue entre journalistes et publics. Les années 2018 et 2019 concentrent une grande partie des actions qui se manifestent sous la forme de rencontres, de débats et cafés, au sein du média ou dans d’autres lieux. On compte également des initiatives en dehors des rédactions qui entendent investir des espaces peu ou pas couverts par le média dans son maillage du territoire. C’est le cas de rencontres itinérantes montées à l’occasion d’événements spécifiques (élection, grand débat national, etc.) offrant la possibilité d’une mise en scène de ces actions et de ces dialogues dans la production éditoriale.

Figure 3 : Exemples d’initiatives catégorisées comme «  dialogue » pour l’implication des publics

  • Contribution

Cette catégorie regroupe les initiatives impliquant une contribution de contenus de la part des publics. Elle est quantitativement la plus imposante, regroupant près de 35% du recensement. Ceci s’explique notamment par le poids du journalisme participatif dans le développement numérique des médias depuis une vingtaine d’années. La seconde explication est la grande plasticité de cette catégorie qui voit se côtoyer des appels à témoignages ponctuels, des publications de productions éditorialisées (comme les blogs), en passant par celles de commentaires, opinions ou partage de contributions photos et vidéos. Le point commun est toutefois le contrôle par les journalistes sur le processus éditorial qui n’est pas délégué, comme l’ont mis en évidence les travaux de recherche sur le journalisme participatif.

A noter, enfin, une évolution récente dans cette catégorie avec des dispositifs de contribution explorant des thématiques spécifiques, « engageantes » pour le public (environnement, gestion des déchets, grand débat national, insalubrité des logements, etc.) pour lesquelles la contribution est valorisée comme faisant partie intégrante du travail journalistique (c’est le cas spécifiquement des enquêtes collaboratives).

Figure 4 : Exemples d’initiatives catégorisées comme « contribution »  pour l’implication des publics

  • Consultation

Contrairement aux trois catégories précédentes, celle relevant de la consultation des publics (11% des initiatives recensées) peut impliquer une influence (variable d’un cas à l’autre toutefois) sur le processus éditorial (choix des sujets, des angles, des formats, des offres éditoriales, etc.). La forme la plus ancienne est le panel des lecteurs qui offre la possibilité de consulter des échantillons de lecteurs/auditeurs/téléspectateurs pour sonder leurs perceptions et opinions sur le média. Dans une forme renouvelée (et s’appuyant sur des dispositifs numériques de votes, animation de groupes et communautés en ligne, etc.), la consultation est davantage poussée, conduisant à des choix définitifs des publics (par exemple pour des sujets à traiter par la rédaction) et une délégation partielle du contrôle éditorial.

Figure 5 : Exemples d’initiatives catégorisées comme « consultation » pour l’implication des publics

  • Co-création

La co-création est la catégorie qui pousse le plus loin la collaboration entre les journalistes et les publics. Elle ne concerne que 5% des initiatives et s’exprime essentiellement dans la co-production de contenus, parfois précédée de session de formation d’écriture. Ces initiatives sont souvent menées dans des territoires spécifiques, considérés comme désertés par les médias (banlieue, région rurale isolée, quartier défavorisé, etc.).

Figure 6 : Exemples d’initiatives catégorisées comme « co-création » pour l’implication des publics

« Du journalisme participatif au journalisme d’engagement ? »

Cette catégorisation de la place octroyée aux publics offre un premier panorama des initiatives recensées à ce jour dans notre étude. Elle répond à un objectif initial de recherche académique, mais elle vise aussi à stimuler la réflexion des professionnels des médias en balisant le champ des possibles, à leur fournir des pistes concrètes sur lesquelles s’appuyer dans les considérations auxquelles sont amenées la plupart des rédactions – locales et au-delà (rappelons-le, notre base de données est en accès libre).

Notre première analyse permet d’identifier une certaine diversité et de commencer à réfléchir à des mutations en cours dans les rédactions locales. Mais elle recèle aussi des limites et appelle à approfondir une série de questions. Celles-ci sont adressées par une deuxième phase de la recherche actuellement en cours. Elle consiste en une dizaine d’études de cas de médias belges, français et suisses, dans une démarche servant à comprendre les pratiques des organisations et des individus qui y travaillent et les outils – numériques en particulier – qu’ils mobilisent. La démarche, qualitative, est en outre attentive à l’histoire et la culture spécifique du média concerné et éclaire la manière dont les initiatives sont intégrées dans les structures organisationnelles, les processus de travail et les pratiques professionnelles.

Ces études de cas permettront d’explorer une question clé du projet LINC : assiste-t-on à la naissance d’un journalisme « d’engagement »? Le terme d’engagement étant compris comme distinct de l’engagement tel que le suggèrent les mesures de clics sur les réseaux sociaux, et plus large que l’engagement militant ou politique: un engagement vis-à-vis des publics ou d’une communauté, sous-entendant une réciprocité de la relation entre médias et publics.

Une piste de réponse se dessine d’ores et déjà dans le recensement. On peut en effet observer que, pour bon nombre des initiatives datées, elles semblent avoir émergé en quatre vagues successives (et non exclusives) : d’abord celles qui évoquent les principes du journalisme participatif (2010-2015), puis l’arrivée des initiatives de crowdfunding (à partir de 2014), et enfin une focalisation sur des actions relevant du dialogue et de la transparence (dès 2017), et de l’intégration des publics au processus éditorial (peu nombreuses et essentiellement récentes, dès 2018). Ces deux dernières vagues pourraient s’inscrire dans l’émergence, en Europe francophone, d’un journalisme d’engagement, une dynamique déjà à l’œuvre depuis quelques années dans le champ anglo-saxon (voir notamment les actions de l’Engaged Journalism Accelerator et les travaux de Batsell).

Notre projet fournit donc des débuts de réponse, mais ouvre aussi des questions pressantes: comment les velléités de se rapprocher des publics sont-elles intégrées dans des processus et organisations préexistants ? Avec quelle pérennité (s’agit-il de modes passagères ou de transformations plus profondes) ? Comment les journalistes s’approprient-ils ces réflexions et comment peuvent-elles impacter réellement la production éditoriale des médias ? Les médias locaux, dans leur volonté – du moins affichée – de renouer avec les publics, ont-ils tiré des enseignements de l’échec relatif du journalisme participatif ? Et au final, quels outils la recherche peut-elle amener pour soutenir les médias dans cette mue?

Le projet LINC est encore en cours et ses chercheurs vous invitent à contribuer toute initiative en direction des publics dont vous avez connaissance, que vous soyez spécialiste, professionnel ou simplement intéressé par les médias.

[1] Dépendant en partie de contributions volontaires, cette base n’est pas exhaustive; elle repose sur du déclaratif voire des stratégies de communication et ne répertorie, par définition, que ce qui est visible, explicite, voire formalisé. A noter en outre que les initiatives apparaissent dans la base toutes au même niveau, sans hiérarchisation (les plus anecdotiques côtoient les plus élaborées). Enfin, les initiatives sont présentées de manière déconnectée des structures, organisations et contextes dans lesquels elles se déploient (ces aspects feront l’objet d’analyses ultérieures).

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Crédit photo de Une : Roman Kraft via Unsplash