Par Jean Dominique Séval, Directeur fondateur de Soon Consulting et ancien directeur général adjoint de IDATE DigiWorld. Billet invité.
Les chinois aiment à rappeler leur glorieux passé, à juste titre, fort de l’une des rares cultures ayant traversées intactes près de 5 000 ans d’histoire. Mais aussi celui, plus récent, marqué par l’invasion des puissances étrangères qui se jetèrent, pour mieux le dépouiller, sur ce qui était alors « l’homme malade de l’Asie » (1919). Une période d’humiliation pour cet empire qui fut pendant des millénaires, une terre de richesses et d’innovations.
C’est pourquoi l’anniversaire des 70 ans de la République Populaire de Chine (1949-2019), fêté ce 1er octobre, a été pour le gouvernement et son Président, une occasion particulière de mettre en scène le retour de l’Empire du milieu au premier plan de la scène mondiale. Ainsi que la longévité d’un régime ayant désormais dépassé celui du « grand frère » Russe, qui ne survécu pas à ses 69 ans.
Et même si tous les scénarios sont sur la table, de ceux qui parient sur la non-soutenabilité du système aux autres qui le voient au contraire se consolider encore, force est de constater que les « trente glorieuses chinoises » (1980-2010), ont donné les moyens, à la seconde puissance mondiale, de faire la course au leadership technologique après avoir réussie à s’imposer comme usine du monde.
La Chine des années 2000 est comme l’Europe de 1900 et les Etats-Unis de 1950
Raisonner par analogie est l’une des pratiques les plus courantes qui soit : au café du commerce comme en science, en histoire ou en économie. C’est une méthode qui a ses limites, mais qui, dans le meilleur des cas, permet de mieux comprendre et d’expliquer une situation, une époque, un système.
Je ne résiste pas à y recourir pour mieux comprendre la situation unique dans laquelle se trouve la Chine d’aujourd’hui. Il est en effet frappant de constater à quel point les périodes d’euphories économiques qu’on connut les grandes puissances se ressemblent. La Chine me rappelle, en effet, ce que fut la France et l’Europe de 1900 et les Etats-Unis des années cinquante. J’ai déjà évoqué rapidement cette idée dans un article antérieur (China dream vs. American dream : la guerre du soft power a déjà commencé, Usbek & Rica, 07/2019), mais j’y reviens pour mieux l’approfondir.
La France, du début du XXème siècle, comme une partie de l’Europe, était en ébullition avec des chercheurs qui révolutionnaient les sciences, des ingénieurs qui étonnaient le monde à chaque exposition universelle et des entrepreneurs qui pourraient donner des leçons aux « startupers » d’aujourd’hui. La France ne fut-elle pas, un temps, leader mondial du cinéma, avant 1910, avec Émile Reynaud, Léon Bouly, les Frères Lumières, Méliès, Charles Pathé, Léon Gaumont et Alice Guy… Une accélération effrénée de l’Anthropocène avec les inventions simultanées du train, de l’automobile, de l’avion, du sous-marin, mais aussi de l’électricité pour tous, du téléphone et des grands magasins. Pendant ce temps, un Jules Vernes écrivait le récit de cet émerveillement technologique en imaginant des voyages vers la Lune et en faisant la démonstration de la petitesse de notre planète dont on pouvait faire le tout en quatre-vingt jours seulement.
Les Frères Lumières via Wikipédia
Les Etats-Unis ont pris le relais de l’Europe, en s’imposant comme nouvelle superpuissance et en reprenant le flambeau de l’innovation. Les années cinquante ont été cet âge d’or, qui popularisa la consommation de masse en annonçant la présence des hommes dans l’espace et la société numérique. Une montée en puissance unique qui correspond aussi à l’éclosion d’un nombre impressionnant de grands auteurs de science-fiction comme Isaac Asimov, Philip José Farmer, Frank Herbert, Robert A. Heinlein, Philip K. Dick, … Parmi tant d’autres qui imaginèrent tout ce qu’il était possible de l’être : des voyages intergalactiques aux formes de civilisations non humaines, des robots plus qu’humain aux hommes surpuissants.
La Chine mise à son tour à fond sur la science et la technologie pour se donner les moyens de rattraper son retard. Ce qu’elle a fait de manière spectaculaire au cours de ses « trente glorieuses », pour tenter aujourd’hui de s’imposer en leader mondial et dépasser les Etats-Unis. La Chine, qui a d’abord été une usine à copies, est de plus en plus reconnue comme une terre d’innovations. Ses centres de recherche et ses entreprises mènent une course effrénée pour mettre au point les prochains ordinateurs quantiques, développer les applications basées sur l’intelligence artificielle, amplifier son leadership d’une société tout entière convertie à l’internet mobile, transformer l’économie à l’arrivée des objets connectés, des voitures autonomes et des robots, réparer la planète et les vivants en investissant dans les énergies nouvelles et les biotech, imaginer un nouveau réseau internet reconstruit autour de la blockchain… et partir à la conquête du ciel et de l’espace.
Il s’agit tout autant d’assurer l’indépendance technologique du pays que de disposer des prochains leviers de croissance pour maintenir le pacte qui assure la stabilité du régime : plus d’un milliard de femmes et d’hommes ont renoué avec la croissance, l’élévation du niveau de vie et le retour de la fierté nationale, grâce à un régime autoritaire et une surveillance accrue des citoyens. Autant de tensions contenues qu’accompagnent les récits des auteurs de science-fiction chinois.
Mettre en scène la formidable percée de la Chine sur la scène technologique mondiale
J’ai eu l’occasion d’assister au printemps dernier à une table ronde d’auteurs de science-fiction, organisée par la librairie anglaise The Bookworm, installée depuis des années au cœur de Pékin. J’ai ainsi pu commencer à mettre des visages sur de jeunes écrivains, qui sont encore, pour la plupart inconnus en Europe, même s’ils bénéficient ici d’un réel succès, comme Anna WU, Chen Qiufan et A Que. Découvrir ainsi un continent littéraire est très excitant, d’autant que la Chine n’avait jamais encore brillée dans le ciel des fictions du futur.
Longtemps considéré comme un sous-genre, comme ailleurs, il a été, ici, malmené au grès des soubresauts politiques de l’Empire du milieu, en étant la plupart du temps asservi à des visées didactiques qui limitent le genre. Support des idéaux nationalistes au début du XXème siècle, puis ouvrages de vulgarisation scientifique pour les jeunes dans les années cinquante sur le modèle des auteurs de l’URSS, la science-fiction chinoise a été mise en sommeil forcée pour cause de Révolution culturelle. Le purgatoire s’est même prolongé jusque dans les années quatre-vingt, en raison d’une campagne contre la pollution spirituelle, qui avait pour but d’éradiquer les idées occidentales.
Il a donc fallu attendre les années quatre-vingt-dix pour qu’émerge une nouvelle génération d’auteurs. Nourris d’un peu de littérature étrangère, beaucoup connaissent Jules Vernes et H.G Wells dont les traductions anciennes ont longtemps fait référence, ils sont portés par un genre qui colle avec son époque : la science-fiction permet aux auteurs de rendre compte de la phase d’accélération inouïe que connaissent l’économie et la société chinoise, tout en questionnant le rôle de la technologie qui est au cœur des stratégies de tous les gouvernements depuis plus de trente ans. C’est aussi un espace de liberté d’expression relatif pour des écrivains qui jouent à cache-cache avec la censure : pour des histoires qui se passent ailleurs ou à une autre époque.
La Chine d’aujourd’hui est l’un de nos futurs possibles !
Les robots, l’intelligence artificielle, la conquête spatiale, sont autant de prétextes à des histoires, qui font comme un écho aux priorités fixées par le gouvernement. Mais loin de récits qui seraient béatement admiratifs, les lecteurs découvrent des histoires du futur qui mettent en scène les enjeux géopolitiques, les inégalités sociales, l’accès à deux vitesses à la santé et à l’éducation, la pollution ou le vieillissement de la population. Un jeu littéraire d’autant plus fascinant que la Chine d’aujourd’hui est, pour certain, déjà une dystopie ! Un pays où se développe, à une échelle unique, la pollution de l’air et le port de masques, la surveillance généralisée de la population ou le clonage sans (presque) de barrière.
Derrière Liu Cixin, figure de proue de la science-fiction chinoise avec sa trilogie mondialement connue, sacrée par un prestigieux prix Hugo en 2015 (Le problème à trois corps, Acte sud), se pressent de jeunes auteurs qui ont encore souvent une activité professionnelle malgré leur premier succès. Une nouvelle de l’une d’entre eux, « Pékin origami », écrite par Hao Jingfang, a été récompensée par un prix Hugo en 2016. Une première, pour une chinoise, dans une discipline qui ne distingue que rarement les femmes. Elle y décrit un Pékin du futur qui abrite ses 80 millions d’habitants en trois espaces distincts pour les classes sociales qui la peuplent, dans une ville qui se plie et se replie au grès des jours. Les uns vivent leur journée en surface avant de sombrer à tour de rôle dans une nuit artificielle de 48 heures. Une occasion d’aborder des thèmes aussi sensibles pour la Chine d’aujourd’hui, que les inégalités, l’accès à l’enseignement, la solitude ou la frustration.
Hao Jingfang via Wikipédia
Cet appétit pour ces récits du futur se prolonge également au cinéma : une façon de rivaliser avec les Etats-Unis dont les blogbusters sont très présents sur les 60 000 salles de cinéma du pays. Réaliser des films localement ou co-produire des projets ambitieux avec des réalisateurs et des acteurs étrangers sont une priorité. Il s’agit d’apprendre vite et de commencer à le faire savoir. C’était la mission du film à gros budget, The Wandering Earth, sorti en 2019, réalisé à partir d’une nouvelle de Liu Cixin. Il met en scène une planète Terre obligée de se propulser dans l’espace pour éviter la destruction promise. Un gros succès au box-office chinois, beaucoup de bruit médiatique ailleurs, pour un film ambitieux qui se veut au niveau des standards internationaux du genre, mais qui reste maladroit dans son écriture et encore en deçà par la qualité de ses effets spéciaux. Mais, soyons en sûr, il y en aura d’autres, qui finiront par nous étonner.
Le paradigme de la puissance chinoise à rebours des puissances occidentales ?
La Chine, qui en est arrivée à ce stade en quelques décennies seulement, n’entend pas bien sûr s’arrêter en si bon chemin. L’analogie avec les périodes Européennes et Nord-américaine montrent cependant ses limites. Leurs puissances reposaient sur des empires qui, par la contrainte, enrichissaient les métropoles. Ce qui leur permit d’élever le niveau de vie de leurs concitoyens tout en se dotant de régimes schizophrènes : démocratiques pour les dominants et despotiques pour les dominés.
L’Empire du milieu, se retrouve dans une situation inversée. Le régime autoritaire pour les siens ne semble pas encore prêt à s’assouplir. Au contraire, par une censure renforcée et un contrôle social des citoyens et des entreprises dopées au numérique. En revanche, l’expansion extérieure voulue par le Président Xi Jinping se veut pacifique et « civilisatrice » à sa manière. Se développer au-delà de ses frontières est une première pour ce géant qui a été une des rares puissances des siècles passés à s’en tenir à ses limites géographiques.
Alors pour convaincre, le régime propose ses infrastructures et ses biens manufacturés, ses moyens technologiques, sa puissance financière et ses banques, afin de séduire les nombreux pays intégrés au projet des nouvelles routes de la soie («Belt and Road Initiative», ou BRI) doté de 1000 milliards de dollars d’investissements.
Une expansion qui s’accompagne du déploiement systématique d’un Soft power ambitieux. Depuis 2007, la Chine dépense sans compter pour faire connaitre au reste du monde sa langue, construire un réseau de médias internationaux, développer son cinéma, ses jeux vidéo et ses arts plastiques, ou briller dans de nombreux sports, y compris le football, passion affichée du Président Xi Jinping. C’est un chantier pour les cinquante prochaines années !
Pour quelle Chine du futur êtes-vous ?
Si l’on poursuit les tendances actuelles, la Chine d’après demain sera la nouvelle superpuissance mondiale, devant les Etats-Unis et une Europe qui se sera peut-être remobilisée. Une puissance technologique forte d’1,4 milliard de citoyens. Une société totalement numérisée. Une puissance qui aura projeté son influence politique, économique et culturelle sur le reste du monde, installée une base sur la Lune, envoyé des femmes et des hommes sur Mars.
Mais, aucun politologue, aucun futurologue, aucun auteur de science-fiction n’est aujourd’hui en mesure de dire si cette tendance se réalisera en raison des enjeux auxquels le pays doit faire face. La pression économique que fait actuellement peser les Etats-Unis pour enrayer ce scénario, pourrait casser la croissance chinoise sur laquelle repose le pacte de stabilité avec ses citoyens. La pression des enjeux écologiques est telle que certains (comme le think tank chinois « Tsinghua pour la finance et le développement », AFP 2019) annoncent que les milliards investis par la Chine dans son projet BRI auront un impact tellement négatif qu’ils risquent à eux seuls de rendre caduc tout effort de maintenir le réchauffement climatique de la planète sous la barre des 2°C. Sans oublier la pression politique qui fait l’objet d’un débat au sein même du pouvoir (détaillé par Jean-Pierre Cabestan, « Demain la Chine : démocratie ou dictature ? » Gallimard 2018) entre les tenants du maintien d’un régime autoritaire, ceux qui souhaitent préparer la voie vers un assouplissement progressif et les tenants, très discrets, d’une transition plus rapide vers une démocratie.
En se promenant dans les rues de Pékin, comme on se promène dans celles de Shanghai, de Shenzhen ou de Chongqing, on perçoit cette énergie et cette course à la modernisation. D’un pays ayant déjà un pied dans ce qui sera peut-être notre avenir mais un autre dans le passé d’une économie encore émergente.