Par Hervé Brusini (journaliste, ancien rédacteur en chef de France Télévisions, prix Albert Londres)
Vous arpentez les rues de Prague, cette capitale au charme d’antan mais dont nombre de vitrines sont bien celles de la consommation contemporaine de luxe. Et vous poussez une porte assez discrète. Ne vous fiez pas aux apparences. Là réside celui qui a su mettre en émoi les sphères françaises du gouvernement, de l’industrie, et de la presse. Vous pénétrez chez Daniel Kretinsky, à défaut d’en pénétrer encore le mystère.
Le livre que Jérôme Lefilliâtre consacre à Daniel Kretinsky est une forme d’investissement. C’est bien le moins pour un ouvrage qui se veut le portrait fouillé d’un milliardaire touche à tout. Se le procurer revient à se donner les moyens d’être informé à propos de ce qu’est - au moins pour une petite partie - le grand capital (ainsi qu’on le disait jadis), ses intrigues, et ses héros avec Kretinsky pour figure de proue. C’est un voyage où l’on accompagne l’enquêteur dans ses rencontres directes avec les personnages de l’histoire. En l’occurrence, il s’agit de découvrir celui qui est d’ores et déjà présent dans le monde des affaires hexagonal, la quotidienneté des Français, de même que dans leur presse.
Et d’ailleurs, voici pêle-mêle ce que nous apprend l’auteur, journaliste médias à Libération, en guise de préliminaire. Faire ses courses chez Casino, Géant, Monoprix, Spar, Naturalia ou Franprix, c’est un peu aller chez Krétinsky. Il possède 5% du groupe. De même pour celles et ceux qui aiment à compulser des hebdos comme Elle, Marianne, Télé 7 jours, Art et Décoration ou encore France Dimanche. Il les a rachetés au groupe Lagardère. Sans parler de l’électricité produite au charbon, qu’il affectionne à Saint Avold et Gardanne, deux centrales qui font partie du giron de ses sociétés, si l’on reste dans le seul cadre national. Car, tout cela serait par trop réducteur pour qui souhaite mieux connaître la force naissante de cet entrepreneur. Il possèderait - c’est une évaluation - 333 sociétés, dans 17 pays, dont la République tchèque, la Slovaquie, l’Allemagne (avec ProSiebenSat.1 un géant de la télé et du commerce) l’Italie, le Royaume-Uni. Plus de 25 000 employés. Fortune estimée à 2,9 milliards de dollars, la 775e dans le classement de Forbes.
Or, Daniel Kretinsky n’a que 44 ans, s’exprime parfaitement bien dans notre langue, (il déclare à l’envie qu’il adore la France), et a dernièrement tenté une fulgurante entrée au capital du quotidien Le Monde. Si avec tout cela on ne s’intéresse pas à lui, c’est à désespérer. Un intérêt bien compris comme on dit dans le monde du business. Car Daniel Kretinsky a tout d’une parabole venue en droite ligne d’une modernité négligée : l’Est européen et son formidable renouvellement. Hors de Vladimir Poutine et de quelques personnalités politiques repoussantes, il n’y aurait rien. Il est vrai que nous aimons follement caricaturer ainsi ce qui demande un effort, un surcroit de curiosité. C’est précisément l’un des mérites de Lefilliâtre, que de ne pas s’être arrêté à l’image toute faite des acteurs venus du froid (par ailleurs, très relatif à Prague).
A propos de Daniel Krétinsky, l’auteur parle « d’un objet de fantasmes presque parfait et à vrai dire fascinant ». D’où l’impérieuse nécessité d’aller plus loin pour mieux saisir les contours de cet homme qui fit fortune avant ses 40 ans.
Un tropisme français
Kretinsky a fait une - petite - partie de ses études à Dijon. Au passage, on apprend ainsi à la lecture de Mister K que cette ville a depuis 1920 des rapports universitaires avec des tchécoslovaques devenus pour certains des personnages illustres chez eux. L’Est n’est donc pas si loin. L’étudiant D.K est brillant. Licence de science politique, doctorat en droit. Pas étonnant, sa mère est juriste, spécialiste en histoire du droit romain, et même nommée à l’équivalent de notre conseil constitutionnel. Quant au père, il est docteur en informatique. Mister K vit dans un milieu d’intellectuels, dit l’auteur.
Avec une tête bien faite, « un cerveau computationnel (cf papa), une mémoire impressionnante des chiffres, une calculatrice dans la tête ».
C’est l’un des plus proches conseillers de Kretinsky qui parle ainsi de son employeur. Denis Olivennes est son nom. On serait tenté de dire un Deus ex machina des médias. Soucieux de réflexion, il a récemment écrit « Le délicieux malheur français », un ouvrage sur la France - « association de détestation mutuelle ». Ancien patron de Canal+, de la Fnac, du Nouvel Obs, d’Europe 1 et du pôle information de Lagardère active, sa carte de visite est impressionnante. De plus, on le sait proche d’Emmanuel Macron, ce qui s’appelle avoir de l’entregent. Il a quitté un milliardaire déclinant - Lagardère - pour un oligarque – Kretinsky - en pleine ascension, commente en substance Lefilliâtre. Et pour compléter le portrait de son nouveau patron, Denis Olivennes ajoute : « Il a aussi l’esprit méthodique, méticuleux, précis, cultivé de sa mère. » Bref, à l’en croire, une quasi perfection.
Un autre Français est aux côtés de Mister K, et depuis plus de 10 ans avant l’arrivée de l’ex-dirigeant de Lagardère active. C’est Etienne Bertier. Il est de droite quand son acolyte se veut de gauche. Dissemblables, les deux hommes se présentent comme complémentaires. Etienne Bertier connait également la presse, il fut journaliste à Libération. « C’est lui qui a l’ascendant dans les coulisses », affirme l’auteur. Le voilà devenu homme d’affaires, consultant à son compte, spécialisé dans le lobbying, il vit en Belgique, là où se trouve « l’Europe ».
Désormais vous en savez un peu plus sur la garde rapprochée de Mister K. Sachez aussi que le résident belge est surtout un bon connaisseur du marché de l’énergie en Europe centrale et de l’Est. Un atout essentiel.
Le marché de l’énergie est au cœur de l’activité de Mister K
Tout a commencé avec un pipe-line qui achemine le gaz russe vers l’Europe. Une manne. Puis ce furent les rachats de nombreuses centrales à charbon particulièrement polluantes. Des acquis particulièrement rentables et bien sûr ardemment décriés par les défenseurs du climat, ce qui n’est pas vraiment la caractéristique première de Mister K. Pourtant, il croit aussi dans les vertus de la biomasse. Fabriquer de l’électricité avec des copeaux de bois. « Il incarne les hésitations d’une époque » dit l’auteur. Et ce dernier de raconter l’irrésistible ascension de Kretinsky.
Relations parfois très proches, concurrentes et/ou complices avec les politiques, les très grandes richesses de son pays. Le père de sa compagne Ana, est Petr kellner, le plus gros milliardaire de la république tchèque. Son fonds d’investissement a porté le nom modeste de « Peter the great » Avec D. Kretinsky, c’est un couple de défiance et de rivalité, pointe l’auteur.
A plusieurs reprises les inspecteurs de la Commission européenne se sont intéressés aux activités de Mister K . Soupçons d’entente, d’abus de position dominante. Les services anti-corruption de la police tchèque également en 2012, mais l’enquête a été refermée en 2015. Des soupçons de financements de partis politiques aussi... Des scandales n’ont pas manqué, dont celui dit de « la villa toscane » raconté dans le livre.
L’irrépressible envie d’investir dans la presse
Le titre du chapitre dit tout : « Raid sur la presse française ». Printemps 2017. « Un mail est envoyé à Denis Olivennes alors employé par Lagardère, il est signé Etienne Bertier, déjà lieutenant de Mister K. Un petit déjeuner va suivre à l’hôtel Bristol. « Arnaud Lagardère est-il disposé à céder ses médias ? » interroge Bertier. Kretinsky est là, prêt à étudier un rachat. Olivennes répond par la négative. « Alors y a-t-il des journaux à vendre ? » ré-interrogent les deux hommes, nullement découragés. Et comme cela, le sujet de l’hebdo Marianne vient sur la table, celui de Challenges également, mais son patron éconduira Kretinsky.
Début 2018, Arnaud Lagardère veut cette fois se séparer de plusieurs radios en Europe de l’Est. Olivennes sollicite Bertier, l’affaire est engagée. C’est ainsi, selon Lefilliâtre que commence Le raid sur les journaux français. Le point culminant est bien sûr la tentative d’entrée au capital du Monde. L’ultime chapitre lui est consacré, il est baptisé, « l’Entrée par effraction ». Le récit en est détaillé, documenté. On y croise la plupart des acteurs décideurs du grand quotidien (anciennement dit du soir) jusqu’au président de la République. Sachez, sans spoiler cette histoire passionnante car elle met en jeu l’indépendance d’un fleuron du journalisme, que Mister K sera finalement écarté. Amer, ce dernier jure qu’il reviendra. Possible ou pas, c’est le mystère Kretinsky. Comme dit l’un de ses lieutenants, cité par l’auteur « il veut construire un immense groupe énergie, presse, distribution. »
Réflexion finale de J.Lefilliâtre à propos de la défiance du public vis-à-vis de la presse : « Nous doutons que la restauration de la confiance passe par le soutien financier de puissants hommes d’affaires. Cette voie datée a trop souvent été utilisée ces 20 dernières années pendant lesquelles de nombreux médias d’information sont tombés dans l’escarcelle d’industriels. Notre époque agitée commande d’inventer d’autres solutions »
Crédit photo : éditions du Seuil