Années 20, les années folles de la création partagée

Si le début du millénaire fut marqué par l’éruption des "contenus générés par les utilisateurs" (les fameux UGC), les années 2020 promettent d'être la décennie des "contenus coconçus, cocréés et coproduits". Entre professionnels et amateurs. 

 

La prise de contrôle des outils de production et de diffusion des médias par ceux qui en étaient privés a tout changé. Mais une fois ces outils tombés dans les mains du public, que fallait-il faire ?

Se crisper pour rester, coûte que coûte, en surplomb ? Poser des questions alibis sans écouter les réponses ? Recourir à l’hypocrisie et la vacuité en faisant semblant d’échanger ? Qu’il est difficile pour les vieilles institutions, bien installées, parfois ivres de leur pouvoir et de leurs réseaux, de renoncer à leur hégémonie !

Mais aujourd’hui la démocratie est menacée. La politique se polarise. Le contrat social s’affaiblit. Et la crise sanitaire du COVID semble avoir accéléré ces processus.

Nous voyons bien que l’heure est à une médiation différente, plus complexe, plus laborieuse ; plus riche, plus démocratique aussi, pour engager le public dans notre travail, j’allais dire dans nos missions. Désormais partagées.

Nous percevons que l’heure est à l’échange, vrai, sincère, inspiré, pour construire ensemble. Dans tous les genres : information, culture, divertissement.

Il n’y aura pas de cocréation sans donner une véritable place, sans accorder une voix réelle à ce que l’on appelait autrefois l’audience, l’assistance, le parterre. Sinon, ils ne reviendront pas.

Il n’y aura pas non plus de coproduction sans casser la relation unidirectionnelle émetteur-récepteur, sans impliquer le public qui en exprime désormais le besoin, et sans reconnaître les talents ailleurs. Déjà acteurs de nos sujets, les citoyens ont aussi envie de faire.

Les obstacles à cette nouvelle collaboration restent nombreux :

  • L’absence de langage commun, de vocabulaire et de grammaire non encore partagés, et donc de cultures semblables.
  • L’absence d’incitations de part et d’autre : pourquoi les professionnels se compliqueraient-ils la vie ? Pourquoi le grand public sacrifierait-il son temps ?
  • L’absence de contrôle, de régulation, de hiérarchisation d’un indicible vacarme du « tous médias » débridé.
  • L’absence du moindre compte rendu, de la plus élémentaire transparence, auxquels se refusent toujours les nouvelles machines à fabriquer complotisme, désinformation, polarisation, à un niveau inégalé. Et donc au bout du compte à favoriser le sentiment délétère d’une réalité de moins en moins partagée.

Mais nous sentons bien que la coconstruction souhaitée, porteuse de démocratie, sera une arme utile dans le combat contre la défiance médiatique, une arme contre la fragmentation, caractéristique du monde numérique. Elle constituera aussi une ressource cruciale pour reprendre aux plateformes du contrôle sur ce que nous avons de plus précieux : le lien social; et s’avèrera une force nouvelle pour réformer le monde d’avant, par du sens et de la richesse, enfin cocréés.

Quand les médias ne sont plus les seuls à délivrer urbi et orbi de l’information, du savoir, de la compétence, quand faire tourner en boucle les commentaires de quelques experts ne suffit plus, alors la co-création avec la multitude, la communauté ou quelques enthousiastes devient la clé d’une nouvelle valeur ajoutée. En témoignent le succès des remix de TikTok, ou chacun repart d’une même base (une musique, une scène) et itère à l’infini, et des streams de Twitch, où un même direct peut être repris et commenté par d’autres.

Après avoir favorisé isolation et distanciation sociale, la crise sanitaire a magnifié l’importance du lien. Notamment grâce aux outils numériques. Le Covid-19 n’a pas seulement modifié le lieu où nous travaillons, mais aussi le travail que nous accomplissons et la manière dont nous l’exerçons.

Mobiliser plus facilement des réseaux de coopération active, ce n’est plus se contenter d’un contenu déversé mécaniquement sur des spectateurs passifs, mais susciter l’adhésion d’une communauté, son engagement pour une passion commune, pour des besoins et des projets partagés. C’est aider les professionnels à pouvoir exprimer davantage leur incertitude, à se montrer plus humbles face à un monde de plus en plus complexe. C’est jouer sur les leviers de la solidarité et de l’intelligence collective.

Malheureusement ce principe peut également être adopté pour la propagation d’infox, en témoigne le phénomène QAnon et son essaim de théories délirantes qui s’apparentent à de la « fan fiction », à un jeu, à une hallucination collective.

 Les interactions constituent-elles de la coproduction ? 

Les contenus (les anciens programmes) deviennent, nous le voyons chaque jour, progressivement interactifs : sondages en temps réel liés à l’information, participations aux émissions et jeux, questions aux invités en plateau, choix des scénarii de fiction, réponses systématiques aux messages sur les réseaux sociaux, tests utilisateurs systématisés avant de proposer des contenus. Le public crée ses propres play-lists de contenus et ses bouquets. Il paramètre par genre, sources, offres, pays, etc…Il peut aussi profiter d’une expérience en ligne à plusieurs, en groupes, en live et en différé et échanger en direct des commentaires sur l’écran.

Mais ce n’est pas suffisant.

L’innovation à prioriser est moins dans la technologie, que dans le lien social à renforcer. Reste donc à imaginer et construire des outils dont le but n'est pas de capter notre attention en tant que consommateurs, mais de nous connecter et de nous informer en tant que citoyens.

Ces outils ne sont pas forcément les plus avancés technologiquement, comme en témoignent le boom des newsletters – aussi vieilles qu’internet – et des podcasts – « inventés » il y a près de 20 ans. Mais ces outils permettent de récréer un lien direct entre journalistes et audience, de le monétiser voire pour certaines signatures, d’en vivre.

Car aider à faire société c’est aussi accompagner la participation citoyenne et organiser le débat public dans des espaces de dialogue sécurisés. Face à la crise de la représentation et des médiations, il y a la place pour des accompagnateurs, des guides en proximité d’initiatives participatives et de débats qui se multiplient partout en Europe.

Le rôle du média d’information, lui, sera, bien sûr, plus que jamais de décrypter et d’expliquer, d’accompagner et d’aider à comprendre les mutations sociétales profondes qui sont amorcées, voire les transitions désordonnées qui s’annoncent. Et peut-être de contribuer à réduire la violence du chaos. Mais pour régénérer de la confiance, de la bienveillance, le sens du lien pour faire société, du bien commun, de la responsabilité, il est désormais crucial de s’ouvrir davantage à l’audience dans une relation d’égal à égal par la conversation, la participation (rédaction ouverte, communautés) et la transparence sur la fabrication de l’information et l’application de règles basiques d’éthique : diversité, intégrité, justice, respect.

Si le public tourne le dos aux médias c’est qu’ils ne donnent plus une représentation exacte du monde ou le font sans lui.

Dans cette période de crises, pour exercer un rôle plus important dans l’élaboration de l’imaginaire collectif et du lien des citoyens avec leur époque, essayons de rendre l’information plus utilisable, plus activable, plus servicielle, car trop nombreux sont ceux qui se sentent abandonnés. Donnons aussi davantage la parole aux jeunes, recrutons de manière plus diverse (genre, territoires, origines sociales), augmentons encore l’éducation aux médias et à leurs outils (et pas seulement pour les jeunes), et obligeons-nous à rendre des comptes.

Eric Scherer

PS : notre Cahier de Tendances Méta-Media N°19, Automne - Hiver 2020/2021 sera dédié à ce thème essentiel de la coconstruction, avec de nombreux témoignages, initiatives, et analyses d'experts.

Le cahier sera disponible ici, sur Méta-Media, en PDF gratuitement mi-décembre.

 (Illustration de couverture : Jean-Christophe Defline)