Par Marie Turcan, Rédactrice en chef de Numerama
Pour penser l’avenir de Numerama, nous nous sommes tourné·es vers nos lectrices et lecteurs. Ce processus n’est pas sans limites, mais il permet de se focaliser sur les éléments les plus importants d’un média en ligne : la clarté de l’information et la confiance dans le travail des journalistes.
Un lectorat ancré dans son époque
Pour qui écrit-on ? C’est la question que tous les journalistes doivent se poser. Qu’il s’agisse d’une brève sur un site d’information ou d’une grande enquête papier transposée sur la version web d’un média : ces articles vont toucher des lecteurs et lectrices différentes, à des moments différents, et sur des plateformes différentes.
L’époque où une lectrice allait acheter son édition du Figaro, chaque matin au kiosque, est révolue. Aujourd'hui, cette même lectrice est peut-être une grande adepte du site du Figaro, mais elle consulte aussi ce que ses ami·es publient sur Facebook, elle clique sur des articles dans Apple News, elle surfe sur Google Actualités. Elle ira même probablement lire l’article de Mediapart qui est en “trending topic” sur Twitter.
Les citoyennes et les citoyens consultent désormais des informations partout, tout le temps. Il serait une erreur de penser que la polarisation de notre société provient de “bulles” algorithmiques : il n’a jamais été aussi facile d’être exposé·es à des contenus de tous bords sur le web. Si, pour les internautes, les informations proviennent de très nombreuses sources, nous pouvons donc en tirer une conclusion du côté des médias : notre lectorat est hétéroclite et mouvant, et c’est autant une chance qu’un facteur de complications.
Qui sont mes lectrices et lecteurs ?
La page d’accueil d’un site d’information est une source minime de trafic pour un média. Les lectrices et lecteurs arrivent principalement d’autres plateformes, que ce soit Google (SEO, Discover, News), Facebook, Twitter, Instagram ou encore Flipboard, Upday ou Apple News.
Il faut bien se rendre à l’évidence : sur le web, aucun média n’est l’alpha et l’omega de l’information. Les internautes surfent toute la journée sur ces plateformes et cliquent sur un sujet, un titre, une illustration. Chaque jour, certains viennent lire nos articles sans connaître notre média, ou prêter attention au site sur lequel ils se trouvent.
Comment construire, alors, un site d’information en 2020, qui corresponde à ce lectorat fragmenté et disparate ? Il faut à la fois répondre aux besoins de nos plus fidèles lectrices et lecteurs, mais aussi être capables de parler au plus grand nombre, à celles et ceux “de passage”. C’est une donnée cruciale à l’heure où la défiance à l’égard des médias et les théories du complot se diffusent de plus en plus dans la population : nous avons besoin de générer de la confiance. Et pour que l’on nous fasse confiance, il faut d’abord que l’on soit reconnaissables.
L’effet “Arte”
Construire un média en s’appuyant sur les retours de son audience revient à devoir faire le tri entre le déclaratif et les faits. C’est un phénomène bien connu, que l’on observe lorsqu’on interroge les téléspectateurs sur leurs pratiques de visionage de la télé linéaire : tout le monde adore Arte, personne ne regarde les Reines du Shopping. Sauf que dans les faits, les audiences de la chaîne franco-allemande n’ont jamais titillé celles de M6.
Interroger nos lectrices et lecteurs laisse transparaître un décalage similaire. Par exemple, 84 % des internautes qui ont répondu à notre sondage ont affirmé venir sur Numerama pour notre catégorie “enquêtes”, tandis que “les éditos” et “les tutoriels” ont plafonné à 38% et 12% respectivement. Statistiquement pourtant, ces deux dernières rubriques font beaucoup plus d’audience que les enquêtes fouillées (qui bénéficient d’une meilleure “réputation”).
L’image d’un média se crée comme n’importe quelle marque ; il y a des mécanismes capitalistes que l’on ne peut pas ignorer. C’est pour cette raison qu’il faut parfois sur-performer la communication et la mise en avant de certains contenus, pour parvenir à être identifiés sur les bases qui nous tiennent à cœur. Lorsque BuzzFeed s’est lancé en France avec une petite équipe, les journalistes se mobilisaient en ligne pour parler de leur travail, le mettre en avant, en raconter les coulisses, en faire la “publicité”. Lorsque Médiapart publie une nouvelle enquête, c’est toute la rédaction qui la partage sur Twitter, directeur de la rédaction inclus.
Au sein de Numerama, on le répète très souvent : la confiance des lectrices et lecteurs se gagne un article à la fois. C’est long, mais c’est la seule manière d’avancer en maintenant un haut niveau d’exigence journalistique. D’autant plus que l’inverse est aussi vrai : la confiance d’un ou une internaute peut se perdre à cause d’un seul article.
Nous devons faire la différence entre comment les journalistes voient leur média et comment il est perçu. Dans ma tête de rédactrice en cheffe de Numerama, les choses sont claires. Je passe 10 heures par jour le site, je connais tous les articles et je sais exactement quelle proportion d’articles est publiée par jour et dans quelles rubriques. Il m’arrive donc d’être choquée lorsque je découvre qu’un lecteur ou une lectrice ne nous voit pas du tout de la même manière.
Depuis un an, la rubrique “Sciences” de Numerama s’est particulièrement étoffée : nombreux articles publiés, audiences en hausse, journaliste dédié aux questions d'environnement et de santé... Tous les signaux sont au vert. Pourtant, il arrive régulièrement que l’on nous interpelle, sur Facebook, Twitter ou dans les commentaires : “Vous êtes un site tech, restez à votre place”, peut-on lire.
La force d’un nom et d’une histoire marque très longuement un média. Le changement est lent, notamment car l'évolution d’une ligne éditoriale demande de la patience et de la pédagogie. Si un lecteur pense que nous sommes encore un “webzine” qui “fait de la tech”, ce n’est pas de sa faute, nous devons le prendre comme un signal, qui nous montre que nous devons redoubler d’efforts, de communication et de didactisme pour parvenir à faire passer notre message.
Le changement, c’est doucement
Organiser une grande cérémonie de dévoilement est toujours très excitant : on cache le produit sous un drap, puis on tire d’un coup sec pour montrer le nouvel objet sous les acclamations du public. Ça fait du bien bien à l’égo, ça montre une vision, ça fait parler de soi. Mais transposé au milieu des médias, ce genre de “big reveal” peut parfois risquer d’étouffer le dialogue avec les principaux concernés : les utilisateurs.
Avec Julien Cadot, en charge du développement éditorial du groupe Humanoid et porteur du projet “Numerama 2021”, nous avons décidé que le changement doux et progressif correspondait plus à notre vision du média et où nous voulons aller. Numerama pourrait se réinventer complètement, mais en a-t-il vraiment besoin ?
Grâce à notre sondage, nous avons par exemple réalisé que l’écrasante majorité des lectrices et lecteurs interrogés considérait que Numerama était un site “clair” où la hiérarchie des informations était respectée. Que notre police d’écriture était très lisible, et que les faits importants ressortaient bien. L’expression “if it's not broke, don't fix it” garde encore du sens en 2020 — nous serions bien mal avisé·es de bouleverser notre charte graphique alors que celle-ci plaît au plus grand nombre.
Il ne faut néanmoins pas tomber dans l’excès inverse. Souvent, le changement effraie, et un grand nombre de médias (papiers comme web) ont connu la fronde de lectrices et lecteurs, agacés de ne plus se retrouver dans la nouvelle version. Ce n’est pas une raison pour se reposer confortablement sur ses acquis : les sites d’information sont des objets mouvants qui doivent pouvoir s’adapter aux pratiques de lecture de leur audience, voire les anticiper. Nos confrères du site Frandroid (15 millions de sessions mensuelles) l’ont prouvé en proposant une toute nouvelle refonte, qui a bousculé certains lecteurs, mais qui a très rapidement trouvé son public.
Frandroid est le contre-exemple qui montre qu’il n’existe pas de solution magique dans le monde des médias. Du jour au lendemain, le site a connu un énorme changement graphique, iconographique et un élargissement de sa ligne éditoriale. C’est l’inverse de la transformation de Numerama, que l’on veut douce et accompagnée, tout en s’autorisant du renouveau, à l’écoute des lectrices et lecteurs. Sans pour autant suivre tous les conseils les yeux fermés.
Chaque site d’information a ses spécificités, des objectifs différents à atteindre. L’important est de ne jamais perdre le dialogue : c’est pour cela que Julien Cadot organise de nombreux ateliers en interne, des petits groupes de discussion et d’échanges, avec des membres différents de la rédaction et du groupe Humanoid, pour diversifier les points de vue et avancer ensemble dans une direction commune. Et nous n’oublierons pas de consulter à nouveau notre audience — tout en gardant en tête que la majorité est, malheureusement, souvent silencieuse.
Crédit photo : Sigmund, Unsplash