Par Chrystal Delfosse, MediaLab de l'Information
Il y a dix ans, le 24 juin 2011, la rédaction du monde.fr publiait Primaires à gauche. Un jeu aux graphismes caricaturaux qui proposait à son utilisateur d’incarner “François Hollov”, “Martine Aubraïe”, ou “Ségolène Royic” pour tenter de remporter la primaire socialiste et ainsi devenir candidat à l’élection présidentielle de 2012. En menant des choix stratégiques, le joueur découvrait le fonctionnement et les enjeux d’une campagne électorale.
Rapidement, Primaires à gauche devient un succès médiatique. Cet ovni du journalisme suscite l’intérêt des internautes qui joueront plus de 250.000 parties. C’est ainsi que le "newsgame" s’est fait sa place dans le paysage médiatique français, ce genre pour le moins innovant auquel on associait facilement une ambition de taille : (re)conquérir les nouvelles générations.
Seulement, peut-il réellement atteindre cet objectif ? Dix ans plus tard, le newsgame s’est peu ou mal intégré dans les rédactions. Dans un monde qui mélange de plus en plus réel et virtuel, avec le métavers comme ultime espace de la communication, quelle est la place de la transmission de l'information par des formats immersifs ?
Pourquoi le newsgame serait-il attractif ?
Le newsgame repose sur un principe simple : l’utilisation de mécaniques vidéoludiques pour parler de l’actualité. Le choix du jeu pour évoquer un enjeu sérieux n’est pas récent, c’est tout le phénomène des "serious games" qui croît de manière exponentielle depuis une vingtaine d’années, à tel point que son marché pourrait atteindre 24 milliards de dollars en 2024.
Le jeu vidéo, en tant que format d’apprentissage - et de transmission de l’information - présente en effet de nombreux atouts. Il permet notamment de favoriser l’implication et la motivation des utilisateurs grâce à son aspect immersif et interactif. Les “joueurs” peuvent par exemple se retrouver plongés dans un univers virtuel, dédié à un événement raconté, et se voir attribuer des objectifs à atteindre.
C’est là tout l’exemple de Fort McMoney, le “jeu documentaire” de David Dufresne. En 2013, le journaliste proposait à l’internaute de se plonger pendant plusieurs semaines dans la ville pétrolière de Fort McMurray, au Canada. Le but : “faire triompher sa vision du monde”, en participant virtuellement à des débats publics et en interrogeant des acteurs locaux. Un an après sa mise en ligne, l’expérience comptait 417.000 “vrais joueurs”, c’est-à-dire des personnes ayant un minimum exploré le jeu.
Ce genre de format facilite l’engagement de l’utilisateur qui devient un acteur de l’information. Sans son action - cliquer, lire, défiler, faire des choix - le jeu n’avance pas et il ne peut atteindre l’objectif visé. Ainsi, lancer une partie engage de fait l’internaute, si toutefois le but du jeu éveille son intérêt et lui paraît réalisable sans être trop simple.
Enfin, de par son originalité, le format suscite la curiosité. Le jeu vidéo en tant que tel est un atout, car les jeunes générations en possèdent déjà les codes. D’après le bilan du marché du jeu vidéo du SELL/Médiamétrie de 2020, 92 % des 15-18 ans et 87 % des 19-24 ans jouent régulièrement aux jeux vidéo. Le jeu vidéo d’information semble donc être un format parfaitement adapté pour réconcilier la Génération Z avec une information de confiance. En effet, il n’est pas nouveau d’apprendre que cette nouvelle génération est celle qui délaisse les formats d’information traditionnels que sont la presse écrite, la radio et la télévision au profit des médias numériques.
La réception du newsgame
On a souvent perçu le newsgame comme un moyen de rattraper cette audience, en considérant qu’il correspondait aux pratiques des jeunes générations. Pourtant, depuis son apparition dans les médias il y a dix ans, il reste difficile de mesurer sa réception. Encore aujourd’hui, le newsgame est généralement développé et publié sous l'étiquette de l’"innovation".
En 2020, à l’occasion des élections municipales, le site de La Nouvelle République publiait une série de trois newsgames - l'œuvre d’étudiants de Sciences Po Rennes, de l’Insa Rennes, de Lisaa et d’une collaboration avec l'Ouest Médialab. Pour Matthieu Le Gall, journaliste de la rédaction qui a co-piloté ce projet, c’était surtout "l’occasion de montrer qu’une petite rédaction de presse quotidienne régionale est capable d’accueillir ce genre d’innovation".
Le suivi de l’audience mis en place par la rédaction n’étant pas très précis à ce moment-là, confie Matthieu Le Gall, il n’est pas possible de savoir quel public a joué le plus à ces newsgames.
Du côté de chez Casus Ludi, studio spécialisé dans la médiation par le jeu et créateur de newsgames (NDDL Newsgame, Ortolandes, SMS Leaks), c'est le même constat. Bastien Kerspern, le cofondateur du studio, explique que les audiences n’ont pas été mesurées, notamment pour des raisons de respect de confidentialité. Comme souvent dans les projets "innovants", la mesure précise de la réception par l'audience a été oubliée dans les objectifs.
L’importance du ciblage
La définition d’un public cible est pourtant primordiale pour les médias et le newsgame ne devrait pas en être exempté. “On ne fait pas le même jeu si l’on s’adresse à des adolescents ou à des actifs de 40 ou 50 ans”, explique Bastien Kerspern. Le newsgame est d’autant plus compliqué à mettre en place qu’il doit également prendre en compte les habitudes de jeu du public, “il faut savoir cerner le profil du joueur pour adapter le jeu” estime le designer d’interactions.
En effet, si une grande majorité des jeunes jouent aux jeux vidéo, ils n’en ont pas tous la même pratique. Le bilan du SELL/Médiamétrie, par exemple, classe les joueurs en quatre catégories : les “casuals”, les conviviaux, les actifs engagés et les investis technophiles. Chacun étant caractérisé par une conception différente du jeu, un genre et un support de prédilection, une fréquence de jeu plus ou moins régulière, etc. Ce serait alors une erreur de concevoir ce public comme une seule et même entité. Selon Bastien Kerspern, les utilisateurs allant vers les newsgame seraient d’abord des joueurs dits “casuals”, à l’inverse les “gros joueurs” sont très peu intéressés par ce format.
Une hiérarchie des groupes selon leur intensité du jeu (SELL/Médiamétrie)
En plus du ciblage de l’audience, de nombreux autres paramètres sont à prendre en compte lors de la conception d’un newsgame pour garantir sa pertinence. Bastien Kerspern recommande par exemple d’étudier les codes culturels actuels de la cible, “il est intéressant de voir les jeux, les séries, les usages auxquels sont habitués nos joueurs pour détourner ce médium et appuyer notre jeu dessus”, détaille-t-il. De la même manière, l’utilisation d’une technique de jeu préexistante - et en vogue - permet d’une part de réduire le temps d’appropriation du newsgame par les utilisateurs, d’autre part de ne pas se tromper en misant sur une mécanique qui fonctionne.
Mais même si la forme semble adaptée, il ne faut pas négliger le fond. En effet, tous les sujets ne se prêtent pas à un traitement par le jeu et pour attirer les jeunes générations, il faut avant tout répondre à leurs intérêts.
L’immersion est-elle la clé ?
Le newsgame, selon la forme qu’il prend, peut être considéré comme un sous-genre du journalisme immersif. Apparu il y a moins de dix ans dans les rédactions, cette pratique se caractérise par l’utilisation des technologies de réalité virtuelle, de réalité augmentée, de réalité mixte et de vidéo 360° pour plonger le spectateur au cœur de l’information, d’un reportage ou documentaire.
Une donnée à prendre en compte si l’on envisage le métavers comme un futur potentiel, où nous pourrions incarner quotidiennement des avatars. On considère en effet qu’en se mettant dans la peau d’un personnage, l’utilisateur aura conscience de ce que ressent ce dernier et sera ainsi “plus enclin à comprendre l’histoire qui lui est racontée”. Avec le journalisme immersif, on ne parle plus de storytelling, mais de “storyliving”. L’utilisateur “vit” l’information à travers les technologies immersives.
Le récent lancement de Seven Grams, une expérience en réalité augmentée proposant d’explorer les enjeux de la fabrication d’un smartphone et coproduit par France Télévisions, a permis de constater l’engouement du jeune public pour ce format. Présentée et testée lors des Assises internationales du journalisme de Tours en octobre 2021, l’application a rencontré un certain succès auprès des collégiens et des lycéens, visiblement déjà très à l’aise avec ce type de technologie. L’expérience prouve que le jeune public est prêt à accueillir ce format. Bastien Kerspern estime justement que les publics sont plus demandeurs de formats innovants (à condition que le contenu adresse leurs préoccupations), que les rédactions ne sont prêtes à se lancer dans leur développement.
Conclusion
Le newsgame devrait être moins perçu comme un médium de conquête que comme un médium d'information. Ce qui va davantage compter pour le public, c'est l'information délivrée, avant le format utilisé. Si le sujet ne les intéresse pas, il y a en réalité peu de chances que les jeunes générations cliquent, peu importe la forme qu'il prend.
Si l’audience est déjà versatile, elle le serait encore plus dans un monde virtuel tel que le métavers. Il sera nécessaire pour les médias de continuer à exister sur ce marché hautement concurrentiel, en adaptant leurs productions journalistiques.
Le potentiel du newsgame pour attirer un nouveau public n'est pas à remettre en cause. Cependant, si jusqu'à maintenant les jeux vidéo d'information ont principalement été diffusés dans un objectif d'innovation, il faudra désormais le faire dans un objectif d'information ciblée et de qualité. Cela passe alors par une compréhension de son public, de ses codes culturels et de ses habitudes de jeu.
Image de couverture : Andrey Metelev sur Unsplash