Par Evarestos Pimplis, MediaLab de l'Information
Le centre de recherche Pew Research Center a demandé à 434 experts internationaux du numérique d’imaginer ce que pourrait être Internet en 2035. La plupart misent sur un environnement en ligne plus hospitalier, permettant de relever les grands défis de l’humanité : une connaissance fondée sur des faits, une meilleure défense des droits des personnes, un Internet qui donne du pouvoir à la diversité des voix et fournit des outils pour des percées technologiques et des collaborations. Certains dressent toutefois le portrait d’un Internet destructeur, propageant sans cesse plus de désinformation. Tous se mettent d'accord qu'il s'agira d'un environnement numérique omniprésent, voire immersif.
Les experts du numérique participant à l’étude ont répondu à la question suivante :
A l'horizon 2035, les espaces numériques et leurs usages peuvent-ils être modifiés de manière à servir le bien commun ?
- 61 % des experts ont déclaré que d'ici 2035, les espaces numériques et leurs usages vont évoluer d'une manière qui servira le bien commun
- 39 % ont déclaré que d'ici 2035, les espaces numériques et leurs usages ne changeront pas d'une manière qui serve le bien commun
Quelles sont les raisons d’un tel optimisme ?
La construction d’espaces meilleurs :
De nombreux experts espèrent que les plateformes numériques permettront l’émergence de nouvelles normes de discours facilitant une conversation ouverte et honnête. Cette évolution ne pourra se faire qu’à certaines conditions. Les utilisateurs doivent tout d’abord reprendre le contrôle de leurs données personnelles et bénéficier de systèmes d’interopérabilité permettant de passer facilement d'un espace public numérique à un autre.
"D'ici 2035, les plateformes de médias sociaux donneront plus de choix aux utilisateurs. Les gens auront ainsi plus de contrôle sur leurs données et aussi sur la façon dont ils interagissent avec les autres." Daniel Castro, directeur du Centre pour l'innovation dans les données
Les plateformes doivent quant à elles utiliser davantage l’intelligence artificielle (IA) afin d’isoler les mauvais acteurs et assurer la sérénité des discussions. Enfin, l’Etat doit réguler les grandes entreprises de médias sociaux de manière à décourager les activités socialement nuisibles tout en soutenant la liberté d'expression. Les pouvoirs publics doivent également veiller à la création d’espaces de médias numériques publics.
La construction de communautés meilleures :
Afin de constituer de meilleures communautés numériques il faudrait que celles-ci se concentrent sur la collecte, l'organisation, la publication et l'archivage de connaissances utiles basées sur la réalité, renforçant ainsi la confiance en ces connaissances. Les communautés pourront utiliser l’IA pour organiser une participation vertueuse du public à la démocratie. L’objectif des communautés numériques devrait être de contribuer à réduire les inégalités sociales et à construire une culture mondiale de l'éducation et de la solidarité.
L’autonomisation des individus :
Un meilleur monde en ligne pourrait accorder aux individus une meilleure capacité d'action et d'autonomie. Certains outils technologiques pourraient rendre cette ambition possible à l’image, entre bien d’autres, de la blockchain, de l’IA, des «étiquettes» de confidentialité, du chiffrement ou encore de la création de «jumeaux numériques». L’autonomisation des individus passerait également par une plus grande participation à la prise de décision gouvernementale grâce aux outils mentionnés.
Le bouleversement de la vie économique et du travail :
Des sphères numériques améliorées pourraient bénéficier au développement économique et à la transition vers de nouveaux types de travail. Ainsi, la nature du travail pourrait changer, normalisant le travail à distance pour de nombreux emplois. La technologie pourrait également pénétrer plus profondément les lieux de travail, aidant les travailleurs, même si certains taches seront remplacées par les machines.
La contribution au relèvement des grands défis de l’humanité :
Un meilleur Internet pourrait contribuer à relever les grands défis de l'humanité tels le changement climatique, le progrès des droits humains et la résolution des problèmes de santé mondiaux en améliorant les façons dont les connaissances sont générées et partagées.
Pourquoi certains experts demeurent-ils pessimistes ?
Quelques experts considèrent que certains acteurs pourraient bloquer les évolutions positives d’Internet explicitées ci-dessus, que ce soient des entreprises, des Etats ou même des utilisateurs. L’idée que les humains sont enclins à avoir des comportements toxiques sur Internet et que cette réalité est difficilement modifiable reste assez répandue.
L’argument premier des experts pessimistes quant à l’avenir d’un Internet au service du bien commun est le comportement des acteurs qui, mus par leurs intérêts propres, ne seraient pas capables de mener une action collective efficace. La satisfaction de ces intérêts pousse vers une généralisation de l’utilisation des données et vers la surveillance de l’activité humaine qui resteront toujours des menaces imparables.
"Malheureusement, nous verrons probablement les problèmes posés par la vie numérique traités de manière très différente d'un pays à l'autre, avec des gouvernements plus autoritaires mettant en place des formes de surveillance robustes." Wendell Wallach, chercheur principal au Conseil Carnegie pour l'éthique dans les affaires internationales
D’autant que les utilisateurs d’Internet se sont montrés faciles à manipuler par ces acteurs et une grande partie de la population a du mal à s’adapter à la vitesse et à la complexité du changement numérique. Dans ce contexte, les individus haineux et polarisateurs pourraient tirer leur épingle du jeu et gagner en puissance.
Focus : Internet au secours de la démocratie ?
Au-delà des prévisions désormais classiques, affirmant que dans les années à venir, les espaces physiques et les espaces virtuels seront complètement intégrés grâce au métavers, l’idée qu’Internet pourrait mlgré tout contribuer à renforcer la démocratie fait peu à peu son chemin. Daniel S. Schiff, doctorant à l’université de Géorgie, spécialisé sur les politiques publiques technologiques, n’hésite pas à qualifier ces évolutions de « démocratie 3.0 ». Plus concrètement, Ethan Zuckerman, enseignant-chercheur à l’université de Massachussetts-Amherst, considère qu’Internet renforcera l’engagement civique et démocratique des citoyens grâce à leur intégration au sein de communautés d’intérêt virtuelles.
"Grâce à l'essor de ces mécanismes de gouvernance communautaire, les réseaux sociaux deviennent non seulement moins toxiques, mais aussi un terrain d'entraînement à la pleine participation à une démocratie, les citoyens aiguisant leurs compétences interpersonnelles et démocratiques dans l'espace en ligne et appliquant ces leçons à la gouvernance dans le "monde réel".
D’autres voix mettent l’accent sur le rôle pivot que pourraient acquérir à l’avenir dans les démocraties les groupes d'activistes en réseau constitués des jeunes générations. Ceux-ci pourraient faire pression en faveur d'un changement politique structurel menant notamment à une démocratie davantage localisée. La conviction que la démocratie sera un enjeu avant tout local, du fait des évolutions d’Internet, est en effet récurrente. Certains parient sur la remise en cause à venir des systèmes comme le capitalisme, la démocratie représentative et les États-nations au profit d’une souveraineté hyperlocale, à la fois géographique et selon des intérêts personnels. C’est ce que soutient le chercheur australien Tomy Smith :
"J'espère qu'en 2035, les espaces numériques seront une flotte de canots de sauvetage pour ceux qui tentent de naviguer dans l'effondrement final du capitalisme, des États-nations et de leurs opérations de répression, en rétablissant la souveraineté indigène et hyperlocale de manière transparente".
Dans un tel contexte, les plateformes pourraient être progressivement amenées à faire appel à de nouvelles catégories de professionnels pour les aider à accompagner cette renaissance démocratique, au moment où les citoyens pourraient eux être invités à participer activement à l'élaboration des lois dans le métavers.
*Dans cette enquête, le Pew Research Center a interrogé 434 experts du numérique principalement basés aux Etats-Unis mais aussi dans le reste du monde, y compris en France : chercheurs, ingénieurs, professionnels de la Tech, responsables politiques, régulateurs, militants… L’enquête se revendique non-scientifique, le panel d’experts n’étant pas sélectionné aléatoirement. Les témoignages ont été récoltés durant l’été 2021, dans un contexte de pandémie liée au Covid-19 mais aussi dans un moment historique marqué par les préoccupations croissantes concernant le changement climatique, la justice raciale et les inégalités sociales.
Illustration : JJ Ying sur Unsplash