L'édition 2022 du Digital News Report du Reuters Institute analyse, comme chaque année, les tendances dans l'information à partir d'une enquête en ligne menée auprès de plus de 90 000 consommateurs d'informations numériques dans 46 pays. Le déclin incessant de la consommation des sources d'information traditionnelles - télévision, radio et presse écrite et l'importance croissante des médias numériques et sociaux se dessinent depuis sa première édition il y a 10 ans, une tendance accélérée ces dernières années sur fond d'environnement médiatique plus numérique, mobile et dominé par les plates-formes, avec des implications pour les modèles économiques et les formats du journalisme.
Par Kati Bremme, Innovation & Prospective
Quand l'année dernière, le besoin d'information autour de la pandémie mondiale avait un impact positif sur le secteur de l'information, avec une consommation plus élevée et un regain de confiance au milieu d'une deuxième vague de confinements, où de nombreuses marques d'information traditionnelles avaient bénéficié d'une plus grande attention, d'une croissance des abonnements en ligne et d'annonceurs cherchant à s'associer à un contenu fiable, cette année, malgré le (ou peut-être à cause du) contexte de la guerre en Ukraine, le rapport observe un évitement croissant de l'information, même dans des pays comme la Pologne et l'Allemagne qui sont directement touchés par le conflit. Le changement du comportement des plus jeunes, en particulier les moins de 30 ans, que les rédactions ont souvent du mal à atteindre, est un autre thème central du rapport de cette année, avec la polarisation des audiences et la nécessité vitale de diversification des revenus.
"In countries like Brazil and Germany, the proportion of 18–24s not following the conflict at all is particularly high compared with other age groups"
Read our chapter on perceptions of media coverage of the #UkraineRussianWar https://t.co/SAy6hrjLXD
— Reuters Institute (@risj_oxford) June 16, 2022
Voici six évolutions que les éditeurs ne peuvent se permettre de négliger :
La news fatigue augmente
L'"évitement sélectif" de l'information est en hausse dans le monde entier, un nombre croissant de personnes évitant délibérément des contenus souvent considérés comme difficiles et déprimants. L'intérêt pour les actualités en général a fortement diminué, passant de 63 % en 2017 à 51 % en 2022. Les sujets récurrents, la politique, de la guerre en Ukraine ou de la pandémie, incitent le public à se déconnecter plus fréquemment. On le voit en France en ce moment : la consommation d’information se fait naturellement le miroir du taux de participation aux élections législatives et d'une démocratie mise en danger.
La proportion qui dit éviter les informations, parfois ou souvent, a doublé au Brésil (54 %) et au Royaume-Uni (46 %) depuis 2017. Aux États-Unis, l'augmentation est plus faible : 42% des répondants américains ont déclaré qu'ils "évitent parfois ou souvent activement les nouvelles" en 2022, contre 38% en 2017.
Pour éviter la fuite des lecteurs, les éditeurs devront diversifier les contenus et les tons. Il s'agit là d'un défi, selon les auteurs du rapport, puisque le public souhaite - et attend - en même temps que les médias couvrent des sujets difficiles. Trois domaines auxquels les journalistes et les éditeurs peuvent s'attaquer : l'accessibilité, la négativité et les biais.
L'information étant généralement produite pour les consommateurs initiés, il s'agirait de rendre le contenu des actualités plus accessible et plus facile à comprendre en évitant le jargon, en fournissant davantage d'explications, en renforçant les formats questions / réponses, et en produisant du contenu factuel pour les formats vidéo et podcast. Le journalisme de solution comme solution d'engagement est une autre tendance explorée par les auteurs du rapport. Enfin, les médias doivent rétablir la confiance et la crédibilité. Plus d'un quart (29 %) des personnes qui évitent les informations pensent que celles-ci ne sont pas dignes de confiance ou sont biaisées. Ce chiffre s'élève à près de quatre personnes sur dix (39 %) aux États-Unis. Seule la Finlande reste un pays où le niveau de confiance global est le plus élevé (69 %).
L'importance des données first party
Les entreprises de presse demandent désormais presque systématiquement une adresse électronique avant de pouvoir consulter le contenu ou accéder à des fonctions supplémentaires telles que les commentaires. Dans certains pays (Portugal, Finlande et Suisse), les éditeurs ont collaboré pour fournir un système de connexion unique qui fonctionne sur plusieurs sites et applications en ligne. Mais comment le public perçoit-il ces questions ?
Alors que la collecte de données de première partie devient plus importante pour les éditeurs avec la disparition imminente des cookies tiers, la plupart des consommateurs sont encore réticents à enregistrer leur adresse e-mail auprès des sites d'information. Sur l'ensemble de l'échantillon de l'étude, seul un tiers environ (32%) déclare faire confiance aux sites d'information pour utiliser leurs données personnelles de manière responsable - ce qui est comparable à Amazon - et ce chiffre est encore plus bas aux États-Unis (18%) et en France (19%).
TikTok monte, Facebook descend
Facebook reste le réseau social le plus utilisé pour les informations, mais les utilisateurs sont plus susceptibles de dire qu'ils voient trop d'informations dans leur fil d'actualité par rapport aux autres réseaux, même si Facebook déclare que seulement 4 % du contenu du fil d'actualité d'une personne moyenne provient d'organes d'information. Alors que les plus âgés restent fidèles à la plateforme, la plus jeune génération a porté une grande partie de son attention sur des réseaux plus visuels au cours des trois dernières années.
TikTok est devenu le réseau qui connaît la croissance la plus rapide dans l'enquête de cette année, atteignant 40 % des 18-24 ans, dont 15 % utilisent la plateforme pour les actualités. L'utilisation est beaucoup plus importante dans certaines régions d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique qu'aux États-Unis ou en Europe du Nord. Telegram a également connu une croissance significative sur certains marchés, offrant une alternative à WhatsApp, propriété de Meta.
"TikTok est une source d'actualités que je finis par consommer parce que je fais souvent défiler TikTok pour d'autres raisons, mais l'algorithme finit quand même par fournir des actualités", a déclaré une Américaine de 22 ans.
Le conflit entre la Russie et l'Ukraine a accru la visibilité de TikTok au niveau mondial. Des Ukrainiens y ont documenté leur expérience de la guerre. De nombreux éditeurs ont augmenté leurs investissements, mais certains crestent réticents face à l'algorithme chinois. BBC News avait initialement décidé d'éviter TikTok, mais a maintenant mis en place des chaînes en russe et en anglais pour contrer les fake news autour de la guerre en Ukraine.
Les journalistes doivent-ils rester impartiaux sur les médias sociaux ?
Alors que les journalistes sont de plus en plus nombreux sur les médias sociaux, le débat s'intensifie sur la manière dont ils doivent interagir sur des plateformes telles que Facebook et Twitter. Dans quelle mesure la nature informelle et personnelle est-elle compatible avec les approches impartiales ou objectives pratiquées par de nombreuses marques de médias ? Comme l'année dernière, environ la moitié des répondants ou plus dans la plupart des pays estiment que les journalistes devraient s'en tenir à rapporter les informations, mais une minorité non négligeable pense qu'ils devraient être autorisés à exprimer en même temps leurs opinions personnelles sur les médias sociaux, notamment les plus jeunes. Alors que certains médias renforcent les directives relatives aux médias sociaux, elles se heurtent à la résistance de jeunes journalistes qui ont un point de vue différent et tentent de repousser les limites.
Diversification des accès
L'accès aux actualités continue de se diversifier, selon les générations et les cultures. Sur l'ensemble des marchés, moins d'un quart (23 %) préfèrent commencer leur parcours d'actualités par un site web ou une appli, soit une baisse de neuf points depuis 2018. Les 18-24 ans ont un lien encore plus faible avec les sites web et les applis, préférant accéder aux actualités par des voies secondaires telles que les médias sociaux, la recherche et les agrégateurs mobiles.
La jeune génération, qui a grandi avec les médias sociaux est très différente que celle qui l'a précédée - avec un lien beaucoup plus faible avec les marques traditionnelles.
La diversification des moyens d'accès aux informations "apporte [une] plus grande variété de sources et de perspectives que jamais auparavant, en particulier pour les consommateurs de nouvelles instruits et intéressés", remarque l'auteur principal du rapport, Nic Newman. "Mais en même temps, ajoute-t-il, nous constatons que ceux qui sont moins intéressés [par les nouvelles] se sentent souvent dépassés et confus."
Le smartphone est devenu le moyen dominant par lequel la plupart des gens accèdent aux informations le matin, bien que l'on trouve des modèles différents selon les pays. En Norvège, en Espagne, en Finlande et au Royaume-Uni, le smartphone est désormais le premier moyen d'accès à l'information avant la télévision, tandis que la radio conserve un rôle important en Irlande. La lecture du journal le matin reste étonnamment populaire aux Pays-Bas ; la télévision domine toujours au Japon.
Diversification des sources de revenus
Ces dernières années, de nombreux éditeurs ont redoublé d'efforts pour amener leur public à payer le contenu en ligne par le biais d'un abonnement, d'une adhésion ou de dons, afin de réduire leur dépendance à l'égard des recettes publicitaires qui, en ligne, tendent à aller vers les grandes plateformes de Google et Meta. Ces tendances sont désormais mondiales avec des éditeurs de premier plan en Argentine, en Colombie, au Japon, au Nigeria et au Kenya, par exemple, qui ont récemment lancé ou consolidé des systèmes de paiement.
L'augmentation des revenus par abonnement est un objectif stratégique clé pour la plupart des éditeurs. Mais une grande partie du profit généré ne profite qu'aux plus grandes marques nationales. Aux États-Unis, environ la moitié des abonnements payants vont à trois titres seulement : le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal. Plus largement, moins d'un consommateur d'information numérique sur cinq (19 %) paie pour le contenu. Cette crise imminente des abonnements n'est pas propre aux éditeurs de presse, mais à tous les acteurs des médias. Si 14 % des utilisateurs d'informations numériques aux États-Unis pensent qu'ils auront davantage d'abonnements aux médias l'année prochaine, 14 % des utilisateurs pensent qu'ils auront moins d'abonnements au cours de la même période. En plus de la news fatigue, la subscription fatigue s'installe face à l'inflammation et aux difficultés des ménages.
La newsletter info
Le phénomène du Substack qui permet à des journalistes individuels de se mettre à leur compte via des newsletters payantes, est encore très minoritaire et se limite principalement aux États-Unis. "Nous constatons que seulement 7 % des abonnés aux journaux aux États-Unis paient pour un ou plusieurs courriels de journalistes, soit environ 1 % de notre échantillon global", écrivent les auteurs du rapport. Mais là encore, on observe un gap d'usage entre les générations : tandis que les jeunes plébiscitent (et financent) ce type de journalisme indépendant, les newsletters info "classiques" "sont appréciées principalement par des consommateurs plus âgés, plus riches et plus instruits, dont la plupart sont déjà profondément investis dans l'information", notent les auteurs du rapport. "Plus de 80 % de tous ceux qui, aux États-Unis, utilisent le courrier électronique pour les infos ont 35 ans ou plus".
Autre format apprécié pour la consommation de l'information : Après le ralentissement de l'année dernière, en partie dû aux restrictions de mouvement pendant la pandémie, la croissance des podcasts semble avoir repris, 34 % des personnes interrogées ayant consommé un ou plusieurs podcasts au cours du dernier mois. Ces dernières années, Spotify, Amazon et Google ont investi dans les podcasts afin de tirer parti de la demande croissante et de briser la domination historique d'Apple dans le domaine de l'audio. La bataille pour les talents s'est intensifiée, comme en témoigne la volonté de Spotify de payer environ 200 millions de dollars pour obtenir les droits exclusifs du podcast de Joe Rogan, et de le soutenir après des querelles sur des invités controversés et des accusations de diffusion de fausses informations.
Confiance dans les médias, le cas particulier des médias publics
Les médias publics sont soumis à une pression croissante dans un certain nombre de pays, avec des attaques sur le financement, des questions sur l'impartialité et des défis pour atteindre un public plus jeune qui se tourne de plus en plus vers les médias numériques et sociaux. La BBC doit faire face à une nouvelle série de coupes après un règlement de licence difficile, tandis que DR, le radiodiffuseur public danois, vient de supprimer trois chaînes linéaires dans le cadre d'une restructuration plus large, votée par le parlement. Face à ce contexte, la confiance résiste, avec quelques exceptions très notables. Les radiotélévisions de service public nordiques ainsi que celles d'autres petits pays comme l'Irlande et le Portugal ont conservé ou même augmenté la confiance depuis 2018, mais l'histoire a été très différente au Royaume-Uni, en Australie et au Canada, avec des baisses significatives pour les principaux diffuseurs publics.
Le succès d'audience continu de certains médias publics européens en fait une cible particulière pour ceux qui veulent influencer les débats sur la politique et les questions plus larges autour de la culture. L'enquête Reuters montre que les journalistes de ces organisations sont souvent les premiers à être reconnus par le public. Laura Kuenssberg, rédactrice politique sortante de la BBC, est de loin la journaliste la plus connue au Royaume-Uni, même lorsqu'il s'agit d'informations numériques. Les radiodiffuseurs qui se sont engagés à faire preuve d'impartialité, dont la BBC, représentent 62 % de toutes les mentions.
Conclusion
Si certains médias d'information ont réussi à accroître leur audience en ligne ou à convaincre les gens de s'abonner, et ont développé de nouvelles offres en matière de podcasts, de vidéos et de newsletters, de nombreux éditeurs ont encore du mal à faire face aux changements structurels qui ravagent le secteur depuis plus d'une décennie. Ces difficultés sont aggravées par l'effritement du lien qui unit le journalisme et les médias d'information à une grande partie de la population dans de nombreux pays, miroir d'une contestation des institutions démocratiques en général. De plus en plus de personnes sont déconnectées, l'intérêt pour l'information est en baisse, l'évitement sélectif de l'information en hausse et la confiance est loin d'être acquise. La façon de consommer l'information (accès, formats, contenus) diffère de plus en plus largement entre les générations. Quand les générations anciennes préfèrent massivement la lecture en ligne, les plus jeunes se tournent de plus en plus d'une consommation d'information sous forme de vidéos courtes.
Dans un monde de plus en plus incertain, avec la guerre en Ukraine et une crise majeure des réfugiés qui s'ajoutent à l'impact de la pandémie, sans parler de la menace imminente du changement climatique, le besoin d'informations fiables, d'un contexte sécurisé et d'un débat posé a rarement été aussi grand. Les crises de ces dernières années ont incité les éditeurs à adopter de nouveaux modèles économiques, de nouvelles méthodes de narration et de distribution, le seul moyen pour pallier à une news fatigue de plus en plus importante.
🧵 The day after the launch of the Digital News Report 2022, we highlight some of the articles and threads published about our findings in this thread #DNR22
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— Reuters Institute (@risj_oxford) June 16, 2022
Illustration Louis Cortes sur Unsplash