Telegram, l’application obscure au flux d’information intarissable

Qu’est-ce que Telegram, cette application de messagerie cryptée qui connaît un succès grandissant depuis quelques années ? Le réseau social, qui se veut tout aussi discret qu’il est au cœur de polémiques, semble faire naître de nombreuses frustrations. Certains gouvernements tentent de lui imposer des politiques de régulation de contenu, et d’autres d’obtenir les données de certains utilisateurs. Une chose est sûre : Telegram est une source d’information intarissable. Mais est-ce un canal intéressant de diffusion de l’information pour les médias établis ? L’information diffusée sur l’application peut-elle être celle d’un média ? 

Louise Faudeux et Isya Okoué Métogo, MediaLab de l’Information 

Telegram, l’appli cryptée d’origine russe

Telegram est une application de messagerie basée sur le Cloud, créée en 2013 par Pavel Durov, un entrepreneur technologique d'origine russe. L’application, en plus de proposer un système de messagerie privé, est munie de deux fonctions de “flux” . La première fonction permet la création de “groupes” de chat de 200 000 personnes maximum où tous les membres peuvent interagir et publier du contenu. La deuxième fonction “canal”, non limitée en nombre d’utilisateurs, ne permet qu’aux administrateurs du flux d’y contribuer. A la différence d’une messagerie de groupe classique, les flux Telegram font apparaître les messages et le contenu partagé comme des posts, qu’il est possible de commenter ou de liker. Les utilisateurs peuvent partager messages, appels, photos, vidéos ou encore fichiers audio. L’option de crypter ses conversations, mise en avant par l’application, doit être activée manuellement par les utilisateurs pour chaque conversation. Les conversations publiques et privées sont donc rarement cryptées de bout en bout, et les données collectées sont stockées sur les serveurs de Telegram. 

Depuis sa création, l’application Telegram se distingue par un ADN contestataire. Son jeune créateur, Pavel Dourov, en est à sa deuxième application de messagerie. Son premier réseau social, VKontakte (le Facebook russe), protégeait déjà l’identité des blogueurs russes opposés au régime de Poutine en refusant de partager des informations avec les autorités. Lorsque le Kremlin rachète VK (et reprend ainsi le contrôle sur l’Internet russe), Pavel Dourov fuit la Russie. Il crée alors Telegram, dont le siège se situe à Berlin, avant de s’installer aux Emirats Arabes Unis. L’objectif de Telegram ? Garantir une totale confidentialité des communications et une liberté d’expression quasi sans limite - loin des restrictions de modération des autres plateformes.

Une application prisée aussi bien par des groupes terroristes que des politiques 

Avec son faible contrôle des flux et sa messagerie gratuite et cryptée, Telegram joue la carte de la sécurité des échanges : des qualités qui ont rendu l’application populaire auprès de nombreuses personnes et groupes militants, parfois liés à des activités illégales. L’application est de plus en plus prisée ces dernières années, suite aux différentes pannes de Facebook, au rachat de WhatsApp par Meta ou encore au durcissement des règles d’utilisation pour contrer la prolifération de contenus haineux sur les plateformes.

On y croise des militants d’extrême-droite, des négationnistes, des anti-vaccins ou encore des hackers ukrainiens qui s’attaquent aux sites officiels russes. Il y a quelques années, l’application a été accusée d’être l’interface préférée des djihadistes au regard de la présence sur le réseau des deux tueurs de Saint-Etienne-du-Rouvray et des chaînes officielles de l’Etat Islamique. 

Mais la popularité de l’application attire aussi les personnalités politiques. Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon se servent de l’application comme canal de communication ou pour l’organisation de campagnes au sein de leurs partis politiques.

La faible régulation du contenu : une cible pour les gouvernements et un outil de protection pour les citoyens 

Le manque de régulation du contenu sur Telegram en fait la cible de nombreux pays. Beaucoup dénoncent la prolifération de messages haineux ou complotistes, comme l’Allemagne où le réseau est notamment utilisé pour des théories anti-covid. Aux Etats-Unis, l’association « Coalition for a safer web » a porté plainte contre Apple pour ne pas avoir banni Telegram de l’Apple Store suite à la propagation d’appels à la violence pendant l’assaut du Capitol. 

D’autres pays voient l’accès aux données de l’application comme une manière de faire taire les contestations. C’est le cas notamment de la Chine, où l’application protège l’identité des manifestants à Hong-Kong. En Russie, le pouvoir établi essaie tant bien que mal d’infiltrer les réseaux dissidents sur l’application pour orienter les débats publics

Telegram est une source d’information intarissable, et les flux sont beaucoup utilisés pour l’actualité. C’est le cas en Ukraine où de nombreuses personnes se servent du réseau social pour échanger des informations, des images ou des commentaires sur la guerre. Certains comptes sont affichés comme officiels, comme Ukraine Now qui publie des alertes de sécurité et des conseils pratiques pour se protéger. Il existe aussi des canaux d’information russes indépendants, comme Meduza-Live, du média russe Meduza. Ce dernier a récemment vu son accès interdit en Russie pour avoir "diffusé des informations en violation de la loi" depuis le début de la guerre, comme tous les autres médias indépendants.

Telegram, un outil pour se connecter avec son lectorat ? 

Est-ce que Telegram peut être un outil intéressant pour les médias d’information ? Certains ont investi la messagerie, avec pour but d’expérimenter de nouvelles pratiques et d’autres s’en servent pour relayer leurs articles. L’idée n’est pas nouvelle, et Le Monde Afrique avait déjà tenté de développer ce lien par le biais des flux sur WhatsApp dès novembre 2018. L’avantage de WhatsApp ? Les gens y sont déjà, notamment sur le continent africain.

Telegram a été investi par plusieurs médias pour développer des flux qui relaient les derniers articles publiés. C’est le cas de Bloomberg, The Independent, le Guardian ou encore le Washington Post qui propose une couverture de la guerre russo-ukrainienne. Tous les flux sont librement accessibles, mais il n’est pas possible d’interagir avec les équipes. On y trouve donc peu d’engagement. De manière générale, Telegram rencontre plus de succès dans les flux où il est possible pour tous les membres de participer, sauf dans des pays comme l’Ukraine ou la Russie où l’accès à l’information est déjà une plus-value. 

En France, le réseau social a été choisi par plusieurs médias indépendants, comme Rue 89 Strasbourg et Streetpress. Pour Mathieu Molard*, rédacteur en chef de Streetpress, les flux Telegram sont un moyen d’impliquer la communauté  autour du média, puisque Streetpress vit depuis 3 ans du financement participatif. La démarche s’inscrit dans une dynamique globale en lien avec des évènements organisés en présentiel depuis longtemps avec leur lectorat. Or, même si les petites communautés créées par Streetpress et Rue89 Strasbourg fonctionnaient, les deux canaux sont inactifs aujourd’hui. La raison est la même pour les deux rédactions : un manque de ressources pour alimenter un réseau social qui ne peut pas se contenter des mêmes posts qu’Instagram ou Twitter. Pour Mathieu Molard, c’est un des paradoxes de l’utilisation de la plateforme : « Un ton très formel ne va pas fonctionner parce que le ton doit rester naturel : c’est difficile pour un gros média de s’y mettre parce qu’en général les journalistes ne peuvent pas publier sans l’accord de leur hiérarchie, on perd donc le naturel et l’instantané du contact ; et les tout petits médias n’ont pas les ressources pour pouvoir bien le faire. ». 

A bien des égards, Telegram semble se différencier des autres réseaux sociaux et messageries. L’application est à l’écart des autres géants de la technologie et met un point d’honneur à n’en révéler autant sur elle-même que sur ses utilisateurs. Sa confidentialité en fait une application prisée tant par les politiques que par des personnes désireuses d’échapper à certaines autorités gouvernementales. Surtout, Telegram semble être une source intarissable d’informations. Si certains médias ont tenté de s’en saisir pour développer leurs communautés, peu semblent vraiment arriver à s’y installer durablement. Peut-être que son essence contestataire n’en fait pas un réseau social vers lequel on se tourne pour de l’information institutionnelle ou mainstream. Comme d’autres plateformes récentes à la manière de Twitch, la solution pourrait être dans le développement de flux d’informations propres au réseau : les médias d’information qui fonctionneront seront sûrement natifs de l’application et prendrons des codes propres au réseau social comme une forte interaction, une information de flux ou un fort militantisme.  

 

*entretien téléphonique réalisé le 25 juillet 2022