Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions
Pour les baby-boomers, les 50 ans du journal Libération respirent la nostalgie. Celle d'une autre époque. Une époque de kiosques, de petite monnaie, d'encre de presse, du froissement de papier déplié, replié, du café crème et du bistrot. Une famille de rituels et de surprises en voie de disparition.
Et avant ?
Paradoxalement, c’est sur l'ordi qu’on s’en va chercher les traces d'un passé de papier. Il nous a si vite échappé. Et l’on tombe sur une perle de l’histoire de la presse...
Quand une féministe déclare son amour pour le journal papier
Oui, c’est elle, et c’est un pur hasard. Mais le plaisir est souvent le fruit du pur hasard. Le web en est l’un des moteurs, il sait se faire machine à remonter le temps. Et voici la rencontre. Une grande dame qui se faisait appeler par un simple prénom nous attend.
On l’ignorait. Un clic et Caroline Rémy, alias Madame Séverine a surgi. C’est une journaliste, écrivaine aussi. Indéniablement, une reportrice à la force de conviction aigüe. Elle est féministe, libertaire, ajoutent les bios qui lui sont consacrées. Elle a fait partie de l’expérience éditoriale de La Fronde. Pas étonnant. Ce quotidien aimait à se définir, journal politique, littéraire, dirigé, administré, rédigé par des femmes. Sa parution fut chaotique de 1897 à 1930. Marguerite Durand, la fondatrice mettra toute son énergie à tenir à bout de bras cette singularité historique de la presse. Droit à l’avortement, droit de vote, office du travail pour les femmes... Durand et son équipe sont de tous les combats. Et Madame Séverine en est l’une des figures de proue. Tel est le contexte, en somme, l’enveloppe qui recouvre la perle.
Ce 4 octobre 1923, un nouveau journal lui a demandé une sorte de profession de foi, un texte-proclamation qui sache le représenter. Avec en prime le portrait de l’autrice en Une.
Madame Séverine s’est exécuté, son article s’intitule : "la chanson du soir."
La feuille qui l’accueille, s’intitule Paris-Soir et son fondateur est Eugène Merle, un marseillais militant anarchiste qui fait l’objet d’une attention soutenue de la police. Le dossier de cet antimilitariste, internationaliste monté à Paris est long comme le bras.
Très vite, le journal va accumuler les déficits. Et Merle de devoir céder le titre à tout son contraire, un capitaliste, Jean Prouvost, industriel du textile, fils d’une dynastie propriétaire des lainières de Roubaix. Paris-Soir deviendra l’un des plus forts tirages de la presse parisienne. Pierre Lazareff fait partie de l’équipe de direction. Il inventera les magazines d’information à la télévision. Stop, voilà pour le futur...passé. Mais revenons à Séverine.
Au début, elle parle de ce soir qui « n’a pas les grâces voluptueuses de la nuit ». « Il a l’espèce de fatalisme d’un dieu éphémère », ajoute la journaliste volontiers poète. Mais là n’est pas son propos. Madame Séverine veut nous parler du journal.
Oui, c’est cela, du journal en papier. Vieille sensation tactile, odorante. Car le soir serait ce moment idéal pour se le procurer, mais pourquoi donc Madame Séverine ? Parce que le soir, nous dit-elle, c’est par définition la fin de la journée, le moment où l’on retrouve ses esprits, surtout dans la capitale...
Autrement dit, on sort du boulot. Car, à l’époque le boulot avait une fin. Le télétravail n’était même pas une idée. Et que se passe-t-il ?
Le crieur de journaux se fait entendre. Un JT de 20 heures avant l’heure, en quelque sorte. Et 20 heures c’est bien mieux que 8 heures du matin.
« Mettre tout au service de la fringale des nouvelles », bref une sorte de web sans la toile, rien qu’avec du papier. Même envie insatiable, mais sur 5 ou 6 feuilles. Une tyrannie, dit madame Séverine. Nous employons aujourd’hui le même mot.
« La faculté de l’enthousiasme », « la puissance de comprendre », selon Séverine, telles seraient les vertus de ce public avide d’information. Et pourquoi pas encore aujourd’hui ? Mais la journaliste pose une condition d’une redoutable actualité.
Ne pas trop se haïr, éviter l’insulte, Séverine évoque une situation qui lui pèse. Elle la décrit longuement. Elle parle de sexe, de générations...
Actualité du propos !?! Laissons à cette perle venue du passé, 100 ans d’âge, le mot de la fin. Elle y parle d’un idéal dont serions sevrés depuis si longtemps. Actualité encore.