Dit de cette manière cela paraît effrayant n’est-ce pas ? Avez-vous déjà entendu parler des biais cognitifs ? Je ne suis pas docteure en psychologie et ma définition ne sera pas très scientifique mais voici ce que j’en comprends : les biais cognitifs sont notre manière de rester vivants en accord avec nos besoins, nos vérités, notre monde. Cela veut dire que nous sommes capables de nous mentir à nous-mêmes pour bien dormir la nuit.
Par Nathalie Gallet, MediaLab de l’information
Nous recevons une information et nous la comprenons comme elle nous arrange. Ainsi, notre vie est plus facile. Nous prenons moins de responsabilités. Nous faisons parfois les autruches. Malheureusement, cela permet à certaines personnes de nous manipuler à l’envie pour nous faire aimer une mode. Ou nous désinformer. Et cela fonctionne !
Tout se joue à l’âge tendre
Notre cerveau est en construction jusqu’à l’âge de 25 ans ! Nous nous construisons avec notre entourage, nos possibilités d’accéder à la culture, aux discussions ouvertes, aux apprentissages. Le chemin est long et notre cerveau crée et modifie les connexions en fonction de ce que nous vivons.
Dans l'adolescence, nous traversons ce moment de prise d’autonomie si important pour notre construction d’adulte et nous sommes encore plus sensibles à notre environnement car nous allons devoir prendre des décisions. Faire des choix. L’adolescent est fragile car il veut paraître sûr de lui alors qu’il est en pleine évolution, apprentissage. Comme un funambule qui doit passer sur ce fil au-dessus de 1000 mètres entre deux montagnes.
Les adolescents sont particulièrement vulnérables à la désinformation. Une des raisons principales est leur perception du vrai et du faux, influencée par les biais cognitifs. Des études, telles que celles menées par Pennycook et Rand (2019), ou encore les travaux de Grégoire Borst et ses équipes (depuis 2016 et jusqu’à aujourd’hui), ont démontré que les adolescents sont susceptibles de tomber dans le piège de la désinformation en raison de biais cognitifs tels que la crédulité, l'effet de confirmation ou l'ancrage mental.
Les travaux de Grégoire Borst (Professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à l'Université de Paris ) et son équipe ont mis en évidence l'importance de la crédulité chez les adolescents lorsqu'ils sont exposés à des informations douteuses. Le manque d'expérience et de pensée critique développée les rend plus enclins à accepter des informations sans les remettre en question.
L'étude de Pennycook et Rand de 2019 sur la propagation de la désinformation sur les réseaux sociaux va dans le même sens puisqu’elle met en exergue les difficultés des adolescents à discerner la crédibilité des sources en ligne. Ils s’appuieraient souvent sur des indices superficiels comme la conception du site Web ou le nombre de likes/partages pour déterminer la fiabilité des informations.
De plus, l'effet de confirmation, qui consiste à rechercher et à privilégier les informations qui confirment leurs croyances préexistantes, peut renforcer l'adhésion aux fausses informations. Les adolescents peuvent être davantage influencés par des contenus alignés avec leurs opinions, même s'ils sont inexacts ou trompeurs.
L'ancrage mental, quant à lui, joue un rôle dans la persistance de la désinformation chez les adolescents. Une fois exposés à une information erronée, ils peuvent avoir tendance à s'y accrocher, même en présence de preuves contradictoires. Les recherches de Grégoire Borst et son équipe ont également souligné la réticence des adolescents à remettre en question leurs croyances initiales, ce qui les rend vulnérables à la désinformation persistante.
Parce que la pensée critique trouve ses bases à ces âges, il est indispensable que ce socle de formation de connaissance de soi soit le plus solide possible avant de rentrer dans la phase adulte. Cela ne réglera pas tout, non, mais le jeune sera mieux préparé - s'il est conscient de ces biais cognitifs et si il a un bon libre arbitre -, à affronter la désinformation et à délibérer plus justement sur le vrai du faux.
Les biais cognitifs les plus handicapants dans la lutte contre la désinformation
Les biais cognitifs qui nous régissent sont trop nombreux pour les citer tous. Certains s’y essaient et tentent de rendre la chose moins triviale comme par exemple le codex de John Manoogian III réalisé grâce au travail de Buster Benson en septembre 2016 .
Buster Benson sépare les biais en 4 catégories :
1 - Trop d’information
2 - Pas assez de sens
3 - Besoin d’agir vite
4 - De quoi devons-nous nous rappeler ?
Toutes ces notions sont totalement engagées dans notre besoin de gérer l’information et de déterminer si nous sommes face à de la désinformation ou non. Elles prennent en compte notre quotidien, et tentent d’expliquer le fonctionnement de notre cerveau pour réagir aux situations auxquelles nous faisons face.
Lors de notre étude réalisée en mars/avril 2023, Manel Belarbi a pu “sélectionner” les principaux biais engagés dans notre appétence à croire les fausses nouvelles.
En voici 6 qui sont faciles à comprendre et essentiels pour nous aider à décrypter notre fonctionnement face aux informations (mais aussi face à nos réactions dans la vie de tous les jours).
1Biais de réceptivité de “baratin” :
Plus une déclaration est complexe et plus nous pensons qu’elle est réelle. Nous imaginons peut-être qu’il serait fou d’élaborer un mensonge avec tant de détails ou d’argumentation ?
2Biais d’effet de vérité illusoire :
Plus nous sommes exposés à une information et plus nous la pensons vraie. Nous nous rappelons l’avoir vue ou lue alors nous faisons un raccourci en la cataloguant comme vraie.
À noter que les algorithmes des moteurs de recherche qui font remonter une information très partagée ne nous aident pas sur ce sujet.
3Biais d’influence sociale :
Le fameux effet de groupe. À plusieurs, nous sommes influencés et nous cherchons la validation de nos pairs. Sans un libre arbitre confiant, il y a des chances que nos croyances suivent celles du groupe sans trop nous poser de questions.
4Biais émotionnel :
Les émotions agissent comme un écran, une barrière. Plus nos émotions seront fortes (négatives ou positives) plus nous aurons du mal à détecter les fausses nouvelles. Les créateurs de désinformations le savent et ils utilisent les émotions très majoritairement pour tromper leur public.
5Biais de confirmation :
Confirmer une croyance. Nous accepterons plus facilement de croire une affirmation qui va dans notre sens. Nous chercherons même à donner le sens qui correspond à nos convictions en écoutant parler quelqu’un. Et si nous entendons l’inverse de ce que nous croyons, il y a de fortes chances pour que nous allions chercher ailleurs pour trouver quelqu’un qui ira dans notre sens.
6Biais de croyance :
C’est différent du biais de confirmation même s’il fait appel à des notions complémentaires. Le biais de croyance met en jeu notre logique contre nos croyances profondes. Cela signifie que même si une information sort de toute logique, si elle correspond à nos croyances nous la penserons juste.
Comme je vous le disais en titre : Nous ne sommes pas naturellement aidés pour éviter de croire aux fake news ! Mais ne soyons pas négatifs, l’intérêt de prendre conscience de tout cela est de pouvoir s’en rappeler au moment où nous allons décrypter une actualité. Découvrir une vidéo sur un réseau social. Lire un article. Entendre une déclaration, etc...
Grégoire Borst définit 3 systèmes selon des études neuroéconomiques :
Le système 1 : La base
Celui qui engage les biais cognitifs. Animal. Reptilien.
C’est rapide, instinctif. On n’engage pas d’effort.
Le système 2 : Rationnel
On analyse, on réfléchit, on délibère
Le système 3 : Le contrôle cognitif
C’est l’utilisation des systèmes 1 et 2 en fonction de la situation. L’idée serait que ce système 3 pourrait aider à freiner les velléités du système 1 pour engager le 2 et ainsi résister à la désinformation.
“Notre défi est de faire en sorte que les gens activent davantage leur contrôle cognitif et engagent leur raisonnement rationnel” (Grégoire Borst)
Le terme de défi semble bien choisi. Personne n’a la clé de détection de la désinformation pour une population mondiale constituée de ses milliards “d’uniques”. La recette n’existe pas et n’existera vraisemblablement jamais car nous serons toujours tous différents. Cela ne doit pas empêcher de vouloir éclairer chacun(e) sur ce qu’il peut faire pour lui(elle)-même.
Lutter contre la désinformation grâce aux études sur les biais cognitifs
En tant qu’acteur luttant contre la désinformation comment faire mieux pour “armer” le public contre la désinformation ?
Professeurs, journalistes, chercheurs...- tous ont intérêt à aider les populations à pouvoir distinguer le vrai du faux.
Ils le font en enquêtant sur les fausses informations, en publiant des articles et reportages, en apportant de la transparence sur leurs méthodes de travail, en mettant en place des labels correspondant à des chartes éthiques complètes selon lesquelles ils agissent. Cependant, la capacité du public à recevoir l’information n’est pas encore assez prise en compte. Nous devons replacer notre nature humaine au centre de notre façon de comprendre et de décider.
En ce sens, nous pouvons tirer au moins deux enseignements des différentes études sur les biais cognitifs par rapport à la désinformation.
Deux propositions qui ne sont pas encore assez présentes dans l’environnement de la lutte contre la désinformation.
1Éducation aux médias adaptées aux jeunes :
Si je reprends les notions de cet article, il y a, en priorité, un travail important à réaliser en termes d'éducation aux médias pour le jeune public. Et ce, en prenant en compte le fait que ces jeunes sont souvent très émotifs, en pleine construction de leurs croyances, de leur fonctionnement face à la réception et au traitement des informations auxquelles ils font face. Il ne s'agit pas de leur donner des leçons mais de les initier à leur propre fonctionnement naturel (le système 1), pour qu’ils puissent être en capacité de mettre en place leur raisonnement rationnel (système 2) à chaque fois que cela pourra leur être utile. Prendre en compte leur fragilité dans ces moments veut aussi dire que cette éducation aux médias doit bénéficier d'un suivi jusqu’au moins à la fin des années lycée.
2Activation de la rationalité du public en expliquant les biais cognitifs :
Nous devrions tous être initiés à la métacognition : le monde des biais cognitifs. Les acteurs de la lutte contre la désinformation doivent davantage être formés à la compréhension des biais cognitifs. En ayant plus de connaissance dans ce domaine ils pourront aider le public à comprendre à quelles émotions il est soumis devant les informations qu’il reçoit. Il serait par exemple intéressant d’intégrer, dans des articles de vérification, des explications sur les biais cognitifs auxquels les lecteurs ont été exposés quand ils ont pris connaissance de l’information vérifiée. Cela pourrait permettre d’activer une réflexion rationnelle sur cette fausse information et mettre en place un système récurrent de cette activation à chaque fois que la personne est face à une information.
Avec plus de rationalité la désinformation devrait pouvoir être déjouée plus souvent par plus de citoyens. Mieux se connaître permet d'être moins crédules. Là encore il n’est pas question de proposer des articles “donneurs de leçon” mais de fournir les éléments nécessaires à chacun pour décider de ce en quoi il veut croire. Nous ne ferons pas disparaître nos biais cognitifs. Notre cerveau sera toujours complexe et c’est bien ce qui fait la richesse de l'humanité. L’objet est toujours et encore de mettre dans les mains de chacun ces savoirs et connaissances pour être en pleine capacité de prendre ses propres décisions dans le tri de l’information.
Nous resterons toujours seuls devant nos choix.
Conclusion
Vous est-il arrivé d’écouter un discours et de vous apercevoir en débattant avec des amis que vous n’aviez pas du tout compris la même chose ? Chacun a simplement vu midi à sa porte. Merci les biais cognitifs ! Alors qu’en pensez-vous ? Cela ne vaut-il pas la peine de prendre un peu de recul, de poser les choses à plat en prenant en compte ce qui peut nous faire tordre la réalité et ainsi d’avoir plus de chance de prendre la bonne décision ? De comprendre les choses correctement ? D’être moins influencé par de la désinformation ou du moins d’avoir les cartes en main pour décider ce que l’on veut croire ou non et pourquoi. En conscience.
Regardez (si ce n'est pas déjà fait) le film satirique “Déni Cosmique” ( “Don’t look Up”) de Adam McKay de fin 2021. Il y a de grandes chances que vous vous y retrouviez quelque part. Cela pourrait vous faire réfléchir... 🙂
Cet article fait partie d'une série de papiers issue de l'étude "Trends and patterns on disinformation" parue dans le cadre de l'initiative "A European Perspective"
Retrouvez les articles déjà publiés :
- Intelligences Artificielles génératives et désinformation : bienvenue en post-vérité ?
- Lutte contre la désinformation : Tendances et modèles d’aujourd’hui
et l'étude complète (en anglais)