C’est ainsi que nous finissons notre série d’articles tirés de l’étude sur les tendances et modèles de la désinformation réalisée en mars dernier (2023), dans le cadre du projet européen “A European Perspective”, financé par la Commission européenne. Tout avance très vite, encore plus ces derniers temps. Pourtant, croyez-nous, les conseils que nous vous donnons ici sont toujours actuels et bons à prendre 😊
Par Alexandra Klinnik et Nathalie Gallet, MediaLab de l’information
Dans notre série d’articles, nous avons parcouru les dernières années de désinformation. Nous avons constaté l’évolution de l’écosystème en lui-même. Nous avons pu identifier les points d’attention et ceux qui peuvent nous aider à lutter encore plus précisément contre la désinformation. Nous savons que rien ne sera jamais facile dans ce domaine mais que l’esprit mousquetaire peut aider .. Que c’est un devoir presque civique et non forcément journalistique de trouver et donner les éléments tangibles, factuels à nos citoyens pour qu’ils se fassent leur propre opinion sur ce qu’il se passe près d’eux et dans le monde. Nous allons ici faire le point et mettre en valeur ce qui nous semble intéressant de retenir.
Commençons par vous donner les 4 conseils les plus précieux :
1-Apprendre de notre nature humaine (biais cognitifs)
2-Donner une plus grande place à l’audience
3-Surveiller le Dark Web et les réseaux sociaux émergeants
4-Favoriser la collaboration entre rédactions, fact-checkers
- L’Europe en première ligne
Dans ce dernier opus, nous voulions tout d’abord braquer les projecteurs sur les instances européennes qui tentent, par des leviers légaux et financiers, de ralentir le cercle vicieux, voir parfois de réussir à inverser certaines tendances désinformatives.
C’est parce qu’il y a des “combattants” qui ne se laissent pas faire que certaines menaces disparaissent. Certes, c’est souvent au profit d’autres dangers qui émergent mais à chacun sa réponse en temps et en heure.
L’Europe est munie de plusieurs organes qui vont imposer des lois ou aider des chercheurs, des fact-checkers, des entreprises technologiques en finançant leurs projets, leurs outils, leurs actions de lutte contre la désinformation. L’aide européenne la plus connue s’appelle HORIZON EUROPE. (Pour plus d’aides chercher “funding & tenders opportunities” ).
Les axes de travail financés sont en général toujours de cet ordre :
-Travaux collaboratifs,
-Éducation aux médias,
-Recherches pour avancer dans la connaissance du monde de la désinformation,
-Création d’outils pour lutter contre la désinformation
C’est notamment grâce à cet arsenal de soutien que nous pouvons avoir connaissances de ces conseils que nous vous partageons aujourd’hui
1Apprendre de notre nature humaine (biais cognitifs)
Illustration sur le biais de confirmation/Comicscience.net
Il est nécessaire de prendre davantage en compte les biais cognitifs du public, des journalistes et des vérificateurs de faits pour créer un contenu approprié qui puisse leur parler en faisant passer le message de manière à ce qu’il puisse le comprendre et retenir l’information. S’adapter au public et à la manière de l’Homme de recevoir l’information est une pierre angulaire de la transmission de l’information que les fact-checkers et journalistes peuvent apprendre à mieux utiliser. C’est un enjeu clair qui n’est pas si simple à faire comprendre ou à faire comprendre à ceux qui informent.
Rappelons que les biais cognitifs nous servent à percevoir et comprendre l’information. Ce sont des mécanismes qui nous permettent de rester cohérents envers nos croyances et besoins, même si cela peut nous induire en erreur. Ces biais peuvent nous rendre vulnérables à la manipulation et à la désinformation. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, il est important que le monde professionnels des journalistes et fact-checkers apprennent à déjouer leurs propres biais cognitifs pour délivrer des informations les plus objectives possibles et avec des méthodes, des mots, qui permettent l’accueil neutre de tous les éléments d’une actualité qu’ils souhaitent partager.
Il s’agit également de ne pas être dans la leçon/être dans la transmission. Utiliser des termes les plus neutres et factuels possibles. Prendre en compte son propre état d’esprit au moment où l’on écrit un article pour ne pas transmettre ses propres émotions...
Les adolescents sont un public important à toucher, qu’il faut approcher avec précaution. Les études, menée entre autres par Pennycook et Rand (2019), ou encore les travaux de Grégoire Borst et ses équipes (depuis 2016 et jusqu’à aujourd’hui) ont montré que les adolescents peuvent facilement tomber dans le piège de la désinformation en raison de biais tels que la crédulité, l’effet de confirmation ou l’ancrage mental.
Par conséquent, il est essentiel de faire de la prévention et de mettre en place assez tôt une éducation aux médias adaptée aux jeunes, en tenant compte de leur sensibilité émotionnelle et de leur construction personnelle vis-à-vis de la réception et du traitement de l’info. Il s’agit de les initier à leur fonctionnement cognitif pour qu’ils soient mieux armés face au fléau de la désinformation, qui peut s’insinuer très facilement.
Si nous arrivons à atteindre les journalistes/fact-checkers et les jeunes, nous pourrons aussi aider les adultes, dont les avis sont souvent déjà bien ancrés, à comprendre que les informer au mieux est souvent une vocation et non une tentative de manipulation.
Travailler sur les biais cognitifs qui font partie de nous c’est certainement retrouver de la confiance dans notre auditoire.
2Donner une plus grande place à l'audience
Profil Twitter du rédacteur en chef de “Vrai ou Fake"
Les médias ont tout intérêt à donner une plus grande place à l’audience pour que celle-ci puisse engager sa propre réflexion et juger par elle-même. L’équipe des “Décrypteurs” de Radio Canada, qui traque les fausses informations sur les réseaux sociaux et “les recoins les plus sombres du web”, a ainsi mis en place atelier interactif destiné à mieux armer l’utilisateur face à ces nouveaux dangers. Grâce à l’aide d’un chatbot, l’internaute peut ainsi apprendre à repérer les vidéos manipulées, s’initier aux hypertrucages ou encore à identifier les sources fiables. En intégrant davantage le lecteur dans le processus, en le mettant dans une position pro-active, les médias accomplissent plus efficacement leur mission de lutte contre la désinformation.
Le travail auprès de l’audience ne s’arrête pas à l’interactivité. Il s’agit également d’être dans une démarche transparente et communiquer autant que possible autour de ses méthodes d’enquête. Cette stratégie se révèle bénéfique pour l’écosystème de la vérification des faits. Il s’agit de vulgariser son travail auprès du public pour sensibiliser au travail autour des fake news.
Comme exemple concret, nous avons Malachy Brown, Senior Producer des Visual Investigations du New York Times et excellent enquêteur mondialement connu dans la lutte contre la désinformation. Il n’hésite pas à donner de son temps, même à des médias confidentiels. Il s’est ainsi entretenu avec Story Jungle, une agence française de contenus (ndlr : dont une des rédactrices de Méta-media est issue), en février 2021 sur les coulisses de son service d’investigation visuelle.
Il partage des méthodes de travail, des outils auprès de l’audience et des journalistes. Il discute avec les professionnels en recherche de conseils. Son ouverture d’esprit et sa disponibilité sont un atout pour les acteurs du fact-checking comme les citoyens qui profitent de sa volonté de transmettre dans la transparence. Il n’est pas question de scoop.. Il est question de partage pour une bonne information.
Nous connaissons ainsi plus d’une initiative de partage chez presque tous les médias et fact-checkers.
Comment pouvons-nous aller plus loin ?
Écouter et discuter avec le public encore plus. Créer des forums, des directs sur les réseaux sociaux. Julien Pain, rédacteurs en chef et présentateur de l’émission “Vrai Ou Fake” de Franceinfo, va régulièrement à la rencontre de la population pour discuter de sujets de désinformation. Il tente aussi d’échanger avec son compte Twitter.
Cela le met en première ligne pour être malmené par des personnes qui le croit acquis à une cause suspecte et ce n’est pas forcément toujours évident, mais il ouvre la discussion en permettant de réaliser que derrière chaque fact-checker, il y a un être humain. Il agit en professionnel, en passionné de la lutte contre la désinformation et c’est une dimension qui peut avoir du sens si on veut prouver sa bonne foi quand on fait son métier. Voici un exemple où il répond à un jeune média sur ce qu’est son travail :
🧐 Marre des fake news qui bourrent le crâne de nos jeunes ? 🧠
💡 @JulienPain , journaliste spécialisé en lutte contre la désinformation, nous livre des clés pour éduquer les jeunes à reconnaitre de fausses informations. 🤝 pic.twitter.com/nWfU4W6Xn4
— @KOOL mag (@Koolmag_off) February 1, 2023
3Surveiller le Dark Web et les réseaux sociaux émergents
Photo de Clint Patterson sur Unsplash
Sur le Dark Web, il est très facile d’avoir accès à des services qui vendent la diffusion rapide des fake news sur des forums clandestins. De nombreuses organisations radicales trouvent refuge dans les groupes fermés, face à l’arrivée de réglementations et de législations renforcées sur les réseaux sociaux traditionnels.
Ces réseaux alternatifs ont connu une triste célébrité lorsque, en 2018, Robert Gregory Bowers a tué 11 personnes lors d'une attaque terroriste dans une synagogue à Pittsburgh. Cette attaque a eu lieu après la publication d’un manifeste antisémite de la part du tueur sur Gab, l'une des plateformes de médias sociaux alternatives les plus populaires utilisées par l'extrême droite. À la suite de cet événement, davantage d'organisations radicales se sont tournées vers des plateformes de médias sociaux alternatives. En 2021, après le bannissement des partisans de Donald Trump sur les plateformes traditionnelles, on a assisté également à une augmentation significative du trafic sur des plateformes telles que MEWE, Parler, Bitchute, Telegram, Discord et autres. Il convient d’être extrêmement vigilant face aux activités sur les réseaux sociaux alternatifs.
Plus encore, il y a potentiellement une réflexion à avoir pour s’informer auprès d’équipes de cybersécurité afin de trouver des bonnes méthodes pour scanner ce monde en demi-surface qui nous ait souvent méconnu et dont les codes sont bien spécifiques.
4Favoriser la collaboration entre acteurs de lutte contre la désinformation
Extrait de la page internet “Vrai ou Fake”
Le travail collaboratif pour mener des enquêtes et effectuer des vérifications de faits pose des défis considérables. Les fact-checkers sont confrontés à des difficultés lorsqu'il s'agit de travailler ensemble, et l'abondance d'informations erronées circulant à travers le monde a été amplifiée par la pandémie de COVID-19. Il s’avère vitale de s'appuyer sur les aides de l’Europe ou des organisations comme l’EFCSN ou l'European Digital Media Observatory (EDMO).
Par exemple, le projet “A European Perspective” grâce auquel nous avons fait l’étude dont nous vous parlons depuis quelques semaines, a été financé par l’Europe.
Ce projet a permis de lancer une collaboration entre 18 medias publics européens qui écrivent des articles de fact-checking au quotidien. Vous pouvez, en allant sur la page “Vrai ou Fake” de franceinfo, lire des articles de plusieurs pays sur leurs actualités et sur leurs vérifications. Ce partage a été rendu possible par un travail intensif de l’Union Européenne des Radio-Télévision (UER ou EBU en anglais).
- EDMO, de son côté, est un observatoire qui a pour mission de fédérer les acteurs de la lutte contre la désinformation pour réaliser des enquêtes collaboratives et tenter de comprendre comment se disperse les fausses nouvelles. Leurs rapports, constitués avec les données mensuelles du travail des fact-checkers permettent de tracer des cartes sur des sujets qui traversent les frontières. Il est p intéressant de suivre leurs enquêtes et notamment celles sur la guerre en Ukraine.
EDMO a aussi créé des “hub” par pays. Chacun propose de fédérer les vérificateurs de son propre pays pour notamment partager des articles sur 1 site commun.
En France vous pouvez jeter un œil sur De Facto*
- L'EFCSN, quant à lui, est une association qui regroupe les fact-checkers européens.
Pour faire partie de ce groupe, il faut répondre à des exigences éthiques et déontologiques fortes.
L’EFCSN représente ses signataires dans des instances comme le code européen de bonnes pratiques sur la désinformation. Cela permet d’expliquer aux personnes qui s’occupent d’écrire l’AI ACT ou le DSA (Digital Service Act), le point de vue du métier sur les possibilités d’aider à lutter contre la désinformation.
L’EFCSN a aussi pour rôle de proposer des outils et des formations à ses usagers.
Dans les sujets de “collaboration” entre acteurs de lutte contre la désinformation, nous pouvons aussi relever des demandes plus directives et certainement essentiels pour protéger les populations.
Dernièrement, Bruxelles a demandé aux plateformes un étiquetage des contenus créés par l’IA générative, de type ChatGPT ou Midjourney. “La Commission européenne souhaite que les entreprises technologiques telles que Google, Facebook et TikTok commencent à étiqueter les contenus créés par une IA sans attendre l’entrée en vigueur de la future loi sur l’IA, en cours de discussion” a ainsi expliqué Politico récemment.
Il est vrai que l’inquiétude autour de l’IA générative n’aura échappé à personne. Ces menaces font émerger un autre type de travail collaboratif. Des initiatives de plateformes de détection de ces contenus textuels ou visuels comme AI or Not ou Hive Moderation, apparaissent et vous font participer à leur amélioration. Vous fournissez une image, et vous devez dire si le résultat de la détection est bien correct ou non. En clair, vous aider l’algorithme à apprendre si une image est générée par intelligence artificielle ou non. Qui que vous soyez, vous aussi vous aidez !
Conclusion
L’écosystème autour des fake news doit composer avec de multiples menaces et nous vous conseillons fortement de ne pas vous retrouver seul face à cela.
C’est en mettant en place des initiatives collectives, en touchant toutes les populations des plus jeunes aux plus anciens avec modestie et humilité, c’est en allant chercher le loup où il se cache et c’est en partageant l’expérience auprès des “sages” qui font les lois que nous pourrons continuer à vivre dans un monde où la désinformation est mise au jour et détruite le plus souvent possible. Nous espérons que cette série sur l’écosystème de la désinformation a pu vous éclairer quelque peu et que vous nous raconterez si certains conseils ont pu être concluant pour vous !
➡️ Retrouvez notre série d'articles sur le sujet :
- Lutte contre la désinformation : Tendances et modèles d’aujourd’hui
- Intelligences Artificielles génératives et désinformation : bienvenue en post-vérité ?
- "Notre cerveau aime la désinformation"
- Une année de désinformation : des stratégies de communication très établies
- Les multiples visages de la désinformation à l’ère 2.0
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