Comment Brut est-il devenu un modèle dans l'univers des médias ? Dans son ouvrage dédié à Brut, Une information brute ? Journalisme, vidéos et réseaux sociaux (éditions INA), Aurélie Aubert, enseignante et chercheuse, se penche sur la genèse de ce média tout en scrutant de près les transformations significatives qu'il a engendrées au sein de l'écosystème.
Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information de France Télévisions
“Faire des vidéos à la Brut” : ces capsules vidéos de quelques minutes sont devenues une référence pour les médias d’information traditionnels, en quête d’une audience jeune. De 2016 à 2019, Aurélie Aubert, professeure en Sciences de l'information et de la communication à la Sorbonne Nouvelle, a exploré les coulisses de fabrication du pure-player, par le biais d’entretiens inédits et d’analyses des métriques de consultation. Interview.
Difficile de définir Brut tant ses activités sont diverses. Quels sont ses traits caractéristiques ?
Au départ, Brut est un média 100% vidéo, créé dans un esprit start-up. Il a été fondé en novembre 2016 par d’anciens de Canal+ : Renaud Le Van Kim, Guillaume Lacroix et Laurent Lucas. Par la suite, ils ont diversifié leurs activités : une plateforme de documentaires - Brut X (ndlr : un “fiasco”, un projet fermé en décembre 2022 “qui a englouti plusieurs dizaines de millions d’euros”, selon Télérama), du conseil aux marques, une co-entreprise de live shopping avec Carrefour, du brand content. Le modèle économique tâtonne encore : ils opèrent régulièrement des levées de fonds : 10 millions de dollars en 2018, 36 millions en 2019, 75 millions en 2021… (ndlr : Brut dispose de l’appui de nombreux actionnaires tels que James Murdoch, François-Henri Pinault, Luc Besson, Xavier Niel). Aujourd’hui, les fondateurs se recentrent sur ce qu’ils savent faire : produire de la vidéo, bien la diffuser. Brut dispose d’un service data très étoffé. Ils ont été assez pionniers, avec un coup d’avance sur la manière dont il fallait utiliser les réseaux sociaux.
Brut, c’est 500 millions de visites uniques par mois dans le monde. Comment expliquer ce succès ?
Les fondateurs de Brut se sont inspirés de modèles internationaux, à l’image de NowThis, qui s’est lancé avec succès aux Etats-Unis en 2012, ou encore AJ+, la première déclinaison vidéo à destination de la jeunesse arabe, créé en 2014 par une chaîne de télévision bien implantée dans la péninsule arabique : Al Jazeera. Ces entreprises médiatiques ont pris le tournant de la vidéo avant Brut. Les réseaux sociaux numériques s’appuient sur ce format, car il est facilement monétisable. On y insère aisément des publicités. La vidéo est apparue, surtout pour Facebook, comme le Graal. Mark Zuckerberg déclarait en 2015 que dans les cinq ans à venir tout allait être “vidéo”. Les fondateurs de Brut l’ont parfaitement intégré. Facebook est devenu leur grand partenaire de départ (ndlr : Facebook a ainsi largement financé les médias pour qu’ils produisent des contenus natifs - lives et vidéos d’info. Plusieurs rédactions françaises ont financé leurs équipements pour produire de la vidéo grâce à cette manne financière, comme l’a mis en lumière le journaliste Nicolas Béquet).
“Facebook a été hyper supportive dès le départ, c’est-à-dire qu’ils nous ont “onboardés”, on a fait des workshops (...) On a été les early adopters de Facebook Live”, a expliqué Guillaume Lacroix, en décembre 2018. Quelles sont les spécificités de ce partenariat ?
Brut a travaillé main dans la main avec Facebook, qui a mis à leur disposition de nombreux outils. Pas la peine de prendre un logiciel libre, de se casser la tête, le réseau social propose une expérience totalement ergonomique. C’est un peu comme Google, c’est pratique. La rédaction française de Brut a ainsi été mise à l’honneur sur le site du Journalism Project de Facebook, avec un article intitulé : “Brut used Facebook Live to Cover Yellow Vest Protests in Paris”, qui est consacré à la couverture des manifestations des Gilets jaunes fin 2018. L’article insiste beaucoup sur l’usage du Facebook live (ndlr : un service de diffusion de vidéos en direct destiné à tous les utilisateurs qui souhaitent partager des vidéos depuis leur smartphone, directement sur leur flux d’actualité) par le journaliste phare de la rédaction, Rémy Buisine (ndlr : l’un des seuls journalistes à apparaître sur les vidéos, avec Charles Villa).
Vous rapportez que Guillaume Lacroix a d’abord cherché à vendre son projet aux chaînes de télévision traditionnelles, tout en se lançant avec une ligne édito assez floue : “On n’arrivait pas à le vendre à la télévision. Après un énième refus, j’ai envoyé un texto long comme le bras à Renaud Le Van Kim en lui disant : “Il y a 30 millions de personnes par jour sur Facebook, allons le faire sur les réseaux sociaux”...
Ils ont en effet tenté de travailler avec les chaînes de télévision, peu intéressées par le projet. Assez rapidement cependant, en février 2017, France Télévisions a pris en charge la partie régie publicitaire.
Brut a développé une ligne éditoriale "progressiste" qui rencontre un certain écho auprès de la jeune génération. Sur quels fondements repose-t-elle ?
Brut choisit des sujets qui parlent aux jeunes, éduqués, urbains, qui vivent dans des pays démocratiques. Leur cible ? Une jeunesse mondialisée. On y parle écologie, développement durable, égalité homme-femme, discrimination, soit des sujets portés par la jeune génération. On n’est pas du tout sur un traitement de l’actualité sur le chômage, les problèmes économiques. Si traitement il y a, ce sera sous l’angle de la personnalisation. Pour que les sujets soient bien diffusés, il faut qu’ils soient racontés par des “gens”. C’est le principe de l’incarnation. On va partir d’une histoire personnelle pour aborder un problème universel. Le modèle proposé est assez individualiste : qu’est-ce que je peux faire à mon échelle pour améliorer le monde dans lequel je vis ? Il y a une dimension altruiste dans les messages qui sont portés, mais le politique au sens traditionnel est effacé. Un sujet comme le Brexit par exemple n’a pas retenu l’attention de la rédaction, qui a sans doute jugé cette décision politique trop technique, trop ennuyeuse. La dimension narrative via des histoires personnelles racontées par des journalistes est fondamentale. Le récit, la narration deviennent une forme de catharsis créant de l’émotion et une identification forte de la part de l’internaute qui sera plus enclin à partager ou approuver le contenu. C’est à partir de son expérience singulière que le problème public peut être caractérisé. Les grands enjeux sociétaux se comprennent à l’échelle des expériences singulières.
Le choix est de faire l’abstraction de la figure de l’expert…
Les publics auxquels on s’adresse refusent la médiation de l’expert ou du journaliste (qui n’apparaît jamais) et souhaite davantage de témoignages “bruts”. Il est plus facile de s’identifier à un militant, à un anonyme, plutôt qu’à un expert qui emploie des mots compliqués, qui prend du temps pour développer sa pensée. Certains acteurs qui ont travaillé chez Brut pensent que les gens en ont marre du journalisme incarné. Je n’y crois pas complètement. Le journalisme incarné revient - Salomé Saqué, Hugo Clément, Paloma Moritz. Il y a eu un creux qui a fait que de nouvelles têtes ont pu émerger. Brut, comme Loopsider, ont décidé de faire le pari du journalisme désincarné, lisse, par souci d’efficacité. En une minute, il est plus simple de faire un petit mème, un graphique vite fait…
Le ton donné aux vidéos est par ailleurs assez particulier. Il s’agit de ne pas faire de second degré…
Il s'agit d'un raisonnement de nature techniciste : la nature des échanges sur les réseaux sociaux modifierait le mode de réception d’un contenu. Si à la télévision, le second degré est bien reçu, il le serait beaucoup moins sur Facebook. Ce qui fonctionne, c’est le premier degré. Soit un esprit loin de celui du “Petit Journal”, d’où viennent les fondateurs. Les acteurs médiatiques se rendent compte qu’il vaut mieux faire quelque chose qui soit clair dans son intention et pas à double sens sur les réseaux sociaux pour être le mieux reçu possible.
Si la ligne éditoriale se porte beaucoup sur les retours de la communauté, elle se fonde aussi sur les métriques de consultation. Qu’est-ce qui prime ? Comment cette gestion est-elle vécue par la rédaction ?
Les équipes data ont commencé à intervenir entre 2019 et 2020 chez Brut, contribuant à rationaliser la collecte des métriques d’une part, la surveillance des réseaux d’autre part. Il y a une importance de la prise en compte des métriques de consultation dans l’élaboration de la ligne éditoriale et des thématiques médiatisées. Le partage, plus que le nombre de vues, est scruté. Facebook va mettre en avant et monétiser davantage une vidéo qui va être beaucoup partagée. Les rédactions ont des tableaux de suivi précis avec des possibilités de suivre les taux de rétention par exemple. La présence du tableau de bord qui indique en temps réel les succès ou les échecs des sujets réalisés peut être perçue comme une contrainte.Tout journaliste digne de ce nom souffre de devoir se conformer à des scores d’audience. En télévision, on parle de taux d’audience, de part de marché. Ces outils audiométriques sont remis au goût du jour. Les outils audimétriques actuels effacent la dimension socio-démographique qui existe dans la mesure d'audience en télévision. L'internaute est réduit à ce sur sur quoi il clique, ce qu'il regarde et partage, mais on ne sait pas qui il est.
Vous écrivez : “Il y a une forme de sectorisation des débats qui semble émerger : les plateaux télévisés de certaines chaînes d’information sont transformés en arènes, au risque de ne plus produire d’information et de reportage, tandis que certains médias numériques, à destination des jeunes survalorisent des paroles anonymes et militantes.” Pour vous, la bonne formule reste à trouver ?
Les enquêtes d’usage montrent que la consommation de médias repose sur différentes sources. On jongle entre ces médias un peu lisses et des plateaux de télé type TPMP et Quotidien. La situation peut être problématique si on se repose sur un seul type de média. Il faut diversifier ses sources pour maintenir une bonne hygiène informationnelle.