Comment concevoir le monde d’après ? L’équipe de recherche et de développement de la BBC donne des clés dans son dernier rapport de prospective.
Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information de France Télévisions
Dans le rapport de la BBC intitulé "Things are not normal (Les choses ne sont pas normales)", pas d’emphase sur le “prochain grand événement à venir” (on n’y parle pas de “révolution waouh de l’IA”) - mais plutôt une mise en lumière de la consolidation des tendances politiques, économiques et technologiques existantes. “De loin, l’élément le plus significatif reste l’importance de traiter le changement climatique comme une priorité absolue”, insiste l’étude. Si rien n’est fait, le monde de 2035 sera un enfer climatique. En s’appuyant sur des entretiens, menés entre décembre 2022 et juin 2023, de 22 personnalités issues du milieu de la science, de l’éducation, de la technologie, du design, du journalisme, la BBC livre une vision d’ensemble sur les futurs possibles. Et tient à rester optimiste : grâce à l’ingéniosité humaine, l’espoir comme étendard et l’activisme, l’avenir peut se révéler moins désespérant que prévu. Résumé de quelques points clés.
1Un monde devenu trop complexe
Nos cadres cognitifs ne sont désormais plus adaptés pour faire face au chaos actuel. Dans un monde devenu trop complexe, instable, difficile d’avoir prise sur quoi que ce soit. Rien que pour réserver un billet de train ou payer un stationnement, il faut désormais comprendre et interagir avec de nombreuses sources d’infos complexes. En France, de façon très concrète, l’application SNCF Connect, lancée en janvier 2022, a ainsi laissé “perplexe” de nombreux utilisateurs confrontés à des “bugs à répétitions, une ergonomie fade, un moteur de recherche en surrégime”. A côté d’une appli difficile d’accès, de plus en plus de guichets ferment, laissant les personnes âgées peu familières avec la technologie sur le carreau. Sur un autre niveau, la politique, la finance, l’économie, les soins de santé apparaissent comme des systèmes encore plus confus qu’autrefois, rapporte l’étude.
“Nous essayons de donner un sens à tout cela à travers des chiffres et des algorithmes. Nous avons placé toute notre confiance dans une fiction numérique, analyse le designer Nick Foster, nous réalisons aujourd’hui les limites de ce système”. Mais cette perception de la complexité n’est pas un phénomène nouveau. Le terme “surcharge informationnelle” a été ainsi popularisé par le futurologue Alvin Toffler dans son livre de 1970, Le choc du futur, dans lequel il met en avant “le sentiment étouffant de complexité de la vie contemporaine”. Néanmoins notre “ère actuelle d’incertitude est qualitativement différente de celles qui l’ont précédées”, observe l’équipe de la BBC, avec toute une série de bouleversements (guerres, pandémie mondiale, inflation, récession économique…).
Que faire ?
En l'absence d'une communication fluide entre la société et les structures qui la régissent, le risque de désengagement et de désillusion est considérable. Cette perspective doit inciter les organisations à concevoir des produits numériques et de fournir du contenu destiné à aider les gens “à naviguer dans la complexité qui les entoure et à contrer une partie de la précarité et de l’anxiété causées par les changements qui se produisent autour de nous”. L’idée est également de repenser le parcours éducatif, devenu obsolète, pour former la génération de demain. Aujourd’hui, “celui-ci ne favorise pas le développement d’une pratique créative, la résiliation nécessaire pour continuer à évoluer dans cet environnement en mutation”, considère l’experte tech Rachel Coldicutt.
Par ailleurs, il s’agit de rendre accessible à tous les avantages offerts par les nouvelles technologies. Selon un rapport de la Commission européenne, d’ici 2030, le top 1% de la population mondiale possédera les deux tiers de la richesse, comparé à la moitié qu’il possède actuellement.
"Je pense que nous entrons dans une ère où les implications de la technologie deviennent aussi importantes que les applications de la technologie et les gens prennent de plus en plus conscience et questionnent davantage les implications des technologies. Comme : « ne me montrez pas seulement la nouvelle chose cool. Dites-moi d'où elle vient, de quoi elle est faite, où elle finit ». Genre : « qui a été [lésé] dans la fabrication de celle-ci ». Je pense que les gens ont besoin de se sentir comme s'ils obtenaient une image plus complète de l'impact de ce qu'ils font, pas seulement sur le climat, mais sur la société, sur la longévité future et tout ce genre de choses et je pense que cela va affecter beaucoup de choses." Nick Foster, Royal Designer for Industry
2Climat : le défi ultime
Tous les sondés s’accordent sur ce point : lorsqu’il s’agit d’évoquer le changement climatique, une sorte de double pensée se met en place - “a doublethink” en anglais. Si pour tous, le défi environnemental reste la priorité, à l’heure où les huit dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées à l’échelle mondiale, les organisations continuent de développer, d’utiliser et de déployer des produits technologiques “comme si les conséquences environnementales affecteront quelqu’un d’autre”. Les entreprises se focalisent surtout aujourd’hui sur le déploiement “d'une multitude de produits dernier cri, super hype et ultra stylés”, déplore l’informaticien Desigan Chinniah.
La crise climatique doit inciter à repenser la conception et le déploiement des technologies émergentes. Face à ce défi, la BBC comme toute autre organisation, a la responsabilité de faire “tout ce qui est possible pour minimiser les dommages environnementaux et provoquer le changement”. A son échelle, l'organisation s’est engagée à atteindre ainsi la neutralité carbone d’ici 2030. Par ailleurs, la BBC analyse les risques et les opportunités présentés par le changement climatique conformément au cadre de travail du Groupe de travail sur les informations financières relatives au climat (Task Force on Climate-related Financial Disclosures, TCFD) et publie les résultats dans son rapport annuel.
Que faire ?
L’inaction n’est pas une option. Se préparer au changement climatique “donnera aux grandes organisations un avantage concurrentiel”. Le World Resources Institute (WRI) et le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de l’ONU ont identifié 10 solutions clés pour lutter contre le réchauffement climatique :
Un point positif reste la vitesse avec laquelle certaines sources d’énergie renouvelables se développent, explique le consultant Scott Smith : “Les progrès actuels dans des domaines tels que le solaire dépassent les prévisions récentes, et les dynamiques du marché ont joué un rôle, ce qui signifie que l’économie devient encore plus favorable”.
3Un monde de plus en plus fragmenté
Selon les prédictions, la Chine pourrait devenir la plus grande économie mondiale d’ici 2030, avec la majeure partie de la croissance économique se déroulant dans les régions du Sud. En parallèle, l’Europe doit faire face à une croissance économique qui ralentit, à l’augmentation des inégalités, et au vieillissement de la population. “Il est peu probable que nous puissions continuer à compter sur les systèmes mondiaux de commerce et de culture auxquels nous sommes habitués, du moins pas de la même manière”, note l’étude. La plupart des sondés estime que l’ère de la mondialisation touche à sa fin, avec une multitude de pays qui présentent des tendances de repli, en raison de mouvements politiques nationalistes et populistes.
Dans le domaine de la culture, les appétits du public s’aiguisent vers des contenus produits localement, à une ère “où les capacités de production s’améliorent à l’échelle mondiale”. L'Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et le Qatar se détourneront du pétrole pour investir massivement dans la culture, prochaine poule aux œufs d’or - “ce qui impliquera des montants considérables de financement d’entreprise dans les médias locaux produits localement”, estime Scott Smith.
On peut également citer la stratégie de Netflix, qui, selon le New-York Times, veut “dominer le monde du divertissement, en poursuivant cette ambition un pays à la fois” et n’essaye pas de rendre “tout global” : “au lieu de créer des émissions et des films qui séduiraient les 190 pays où le service est disponible, Netflix se concentre sur le contenu qui résonne avec le public d’un seul marché”. Le service de streaming a ainsi des émissions dans plus de 30 langues asiatiques et alloue davantage de son budget de contenu annuel de 17 milliards de dollars à l’expansion de ses programmes en langues étrangères. “Après des décennies d’Hollywood livrant des blockbusters au monde entier, Netflix essaie d’inverser le modèle”, poursuit le NYT. “Les séries en streaming les plus vendues des dernières années, ce sont les plus regardées. Qui sont-elles ? Squid Game, Money Heist, qui ont établi des records monumentaux. Et il ne s’agit pas de séries en anglais”, observe Tendai Chetse de la BBC.
Que faire ?
Pour les grandes organisations médiatiques, il deviendra plus difficile de cibler les marchés mondiaux avec une approche mondiale “taille unique”, note le rapport. Il s’agit de changer de stratégie. “Concourir sur ces marchés mondiaux nécessiterait un passage de stratégies globales à des stratégies locales multiples : penser globalement, agir localement”, fait savoir le rapport.
4Vers des espaces numériques plus restreints et gérables ?
Le monde tel que perçu par nombre des sondés devient de plus en plus divisé et polarisé, et la désinformation se propage. Face à cette crise de confiance, certains développent des stratégies de résistance et de protection, à la manière de la génération Z. Celle-ci construit elle-même “ses signaux de légitimité” : “Lorsque nous partageons nos sources sur Instagram, nous citons nos sources (...) Nous sommes assez critiques concernant les informations que nous partageons”, explique un sondé de la Génération Z. Ils ont également “un sens inné de la valeur de leurs données personnelles en ligne” et “sont sélectifs par rapport à ce qu’ils divulguent en premier lieu”. Le rapport précise d'ailleurs que les contributeurs ayant choisi de rester anonymes étaient ceux de la Génération Z.
Dans un monde où le mot fake news a pris plus d’importance que le mot news, chacun cherche un refuge où son cerveau ne sera pas malmené. De plus en plus d’internautes disparaissent dans de nouveaux espaces privés où se forment des communautés - des groupes WhatsApp, des Discords ou autres. “Je pense que les gens en ont assez de Twitter et que Discord leur offre une façon un peu plus intimiste de se rencontrer en ligne”, constatait déjà en 2021 le journaliste Ryan Broderick. Il a mis lui-même l’exercice en application. La même année, il lance avec huit journalistes tech indépendants sa propre salle de rédaction virtuelle sur la plateforme Sidechannel, un serveur se présentant comme “un embryon de rédaction”.
Cette tendance de regroupement dans des cercles privés possède néanmoins son revers, avec une possibilité de radicalisation, “où les individus peuvent passer du temps à renforcer les opinions des uns des autres dans des chambres d’échos privées”, pointe l’étude de la BBC.
"Il y a une fragmentation qui découle du fait que les gens vivent dans des versions complètement différentes de la réalité en raison des informations auxquelles ils ont accès. Vous avez des personnes aux extrémités opposées du spectre politique qui ne croient même pas au même ensemble de faits fondamentaux de base, donc avoir une sorte de conversation productive à propos des choses est impossible parce que vous vivez littéralement dans des mondes différents." Louisa Heinrich, Design & Innovation Leader
Que faire ?
“Il n’y a pas de lien causal clair, mais il est suggéré qu’une refonte des médias sociaux basées sur des espaces numériques plus petits et plus gérables pourrait être une façon de réduire les divisions”, note néanmoins le rapport. L’ère des grandes plateformes offrant “une chronologie mondiale” à des millions voire des milliards d’utilisateurs touche à sa fin. Son remplaçant n’est pas clair. L’équipe de la BBC table sur “l’éventuelle émergence d’une sorte d’agrégateur, qui regrouperait des flux sociaux disparates au nom d’un utilisateur”, dans les prochaines années.
4L’espoir comme stratégie de résistance
Il est plus facile de parler de ravages et de désespoir, de prédire la fin du monde que de garder espoir face à un avenir incertain. Il est important de garder à l'esprit que l'avenir réserve également des motifs d'optimisme : la demande publique pour agir face au changement climatique continue de croître, les sources d’énergie renouvelable clés se développent avec une grande rapidité, les générations plus jeunes “deviennent bien meilleurs pour prendre soin les uns des autres”, un “tas de marginaux jouent avec ChatGPT et trouvent des moyens pour le rendre plus utile”...
Tout cet espoir nécessite de “jouer un rôle actif dans la réalisation des changements que nous voulons voir dans le monde”, selon Rebecca Solnit. “Nous sommes nés pour agir”, écrivait Montaigne. Garder espoir ne signifie pas être crédule, ni nier la réalité. “L’espoir signifie qu’un autre monde pourrait être possible, pas une promesse, pas une garantie. L’espoir appelle à l’action. L’action est impossible sans l’espoir”, rappelle l’écrivaine dans son ouvrage “Hope in the Dark”.
L’essayiste Marie Popova éclaircit cette relation en soulignant que “la pensée critique sans espoir est du cynisme, mais l’espoir sans pensée critique est de la naïveté”. C’est donc dans cet équilibre subtil entre lucidité et espoir, entre réflexion critique et optimisme que se trouve le potentiel pour façonner un avenir meilleur.