Alors que la France célèbre le cinquième anniversaire de sa stratégie nationale pour l'intelligence artificielle (SNIA), l'émergence de l'IA générative suscite de nouvelles questions stratégiques. Forts des succès des phases précédentes, les décideurs sont confrontés au défi d'intégrer ces avancées technologiques pour façonner l'économie et le bien-être social. Ce tournant technologique impose une révision de la feuille de route pour la seconde phase (2022-2025), réorientant les investissements et les initiatives. Guillaume Avrin, Coordonnateur national pour l'intelligence artificielle, détaille la vision de la France, et les actions à venir.
Quel est l'impact des récentes avancées de l’IA, et plus particulièrement de l’IA générative, sur la feuille de route établie pour la seconde phase (2022-2025) de la stratégie nationale pour l’IA ?
A l’heure où nous célébrons le cinquième anniversaire de la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle (SNIA), nous entrons dans une ère d’expansion et de généralisation des intelligences artificielles. Elles impactent notre rapport à la connaissance, au travail, aux transports, à notre environnement. Nous avons pu nous en apercevoir lors des expérimentations grand public réussies de ChatGPT. Et nous sommes prêts à transformer ce potentiel en bénéfices pour notre économie et le bien-être social.
En 2018 il s'agissait, partant de rien, de discerner les plus motivés et compétents de nos spécialistes en IA et de les aider à se développer, à s'installer dans un paysage en devenir, pour s'assurer de disposer d'artisans éclairés et qualifiés capables de couvrir tout l'éventail technique et applicatif de nos futures entreprises. Il s'agissait aussi bien sûr de mettre de l'ordre dans une communauté qui foisonnait d'initiatives de toutes sortes, donc de contenir, rassembler, consolider, articuler et responsabiliser. C'est d'ailleurs le nom que nous donnons à cette première étape de nos travaux : « structurer l'écosystème de l'IA ».
Grâce à cette première phase de la SNIA, à laquelle nous avons consacré 1,85 Md€ de fonds publics, nous sommes désormais en ordre de bataille, et prêt à passer à l’offensive dans le cadre de projets disposant de cibles claires et tributaires d’un dessein d’ensemble.
Nous avons intitulé la phase 2 de la SNIA « diffuser l'IA dans l'économie ». Il s'agit, avec un budget de 1,5Md€, de porter l'attention sur les produits de l'IA, donc sur le marché, la demande, le besoin, les usages et contraintes d'usage, la concurrence, les coûts et les prix, les éventuels monopoles ou verrous commerciaux.
Elle nous oblige à faire des choix, qui sont par nature risqués et d'ordre stratégique. Ces choix concernent par exemple les filières commerciales et de développement sur lesquelles il sera préférable de se concentrer, et en contrepartie celles qui seront relativement délaissées, voire abandonnées. Ces choix doivent s'appuyer sur une étude approfondie du besoin d'IA à terme, professionnel ou personnel, sur des prévisions chiffrées de volumes d'affaires ainsi que sur nos avantages et nos faiblesses au regard de l'offre étrangère.
Une première planification de la phase 2 a été menée dès 2021. Dans cet esprit nouveau que nous avons voulu lui donner, des choix stratégiques de filières ont été faits, après avoir été débattus. Il s'agit en l'occurrence de porter un effort particulier sur l'embarquabilité, la frugalité et la confiance. Les développements d’IA génératives s’accélèrent ces derniers mois, offrant de nouvelles perspectives de progrès économique et social.
Si nous développons en France des IA génératives depuis des années, nous avons il y a quelques mois presque tous été surpris par le degré d'anthropomimétisme atteint par ChatGPT. C’est plus une découverte qu’une invention : la machine a ponctuellement réussi le « test de Turing », c'est-à-dire qu’en interagissant avec elle, nous n’avons pas pu la distinguer d'un véritable homo sapiens, non pas grâce à une nouvelle idée mais à l’ampleur des capacités de calcul et des données mobilisées par OpenAI pour son développement.
Les IA génératives laissent ainsi entrevoir des gains importants pour de nombreuses tâches comme la recherche et la synthèse documentaire pour l’automatisation de tâches administratives, le soutien à la conception et à l’innovation dans l’industrie, la génération automatique de code informatique ou encore l’assistance aux artisans et artistes dans les industries culturelles et créatives.
La France dispose de nombreux atouts à même de la positionner à l’avant-garde de technologies d’IA générative performantes et maîtrisées au service des entreprises et des citoyens. Elle peut bâtir sur les fondations d’un écosystème de formation et de recherche d’excellence et sur le dynamisme de son réseau d’acteurs de l’innovation : startups (Mistral, LightOn, Poolside, Dust, Nabla, Aive, Linagora, eXplain, Giskard, Hugging Face, PhotoRoom, etc.), fournisseurs de capacités de calcul (Scaleway, OVHCloud, Eviden) et groupes industriels du Manifeste IA.
De manière à saisir l’ensemble des opportunités économiques de l’IA générative, et plus généralement des giga-modèles, et comme annoncé par le président de la République le 14 juin à Vivatech, nous avons décidé de lancer quatre actions supplémentaires au sein de la SNIA afin de soutenir les acteurs émergents de la filière tout en investissant significativement dans la recherche et les infrastructures nécessaires aux développements des IA génératives et des giga-modèles.
Afin de développer des produits et des services innovants et pertinents pour nos besoins nationaux et européens, un appel à projets « Communs numériques pour l’IA générative » (40M€) est ouvert depuis mi-juin afin d’accélérer la création et la mise en accessibilité de communs numériques sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’IA générative (bases de données d’apprentissage et de test valorisant le patrimoine national de données, giga-modèles génératifs pré-entraînés, modèles génératifs adaptés à des cas d’usages spécifiques, interfaces de programmation applicatives, outils d’évaluation, etc.).
Par ailleurs, un Grand challenge sur l’IA d’usage général (40M€) de type Darpa/Nist sera organisé. Il aura pour objectif de susciter un effet d’entraînement important auprès de consortia internationaux en « coopétition » et permettre ainsi une montée en maturité rapide des technologies d’IA d’usage général sur des applications identifiées comme prioritaires/stratégiques dans le cadre de la SNIA. Pour engager et soutenir nos champions de l’IA générative, nous ferons également appel à d’autres leviers de financement (commande publique, investissement en capital, etc.). Bpifrance a ainsi lancé un fonds d’amorçage doté de 50M€ à destination des entreprises qui exploiteront le fort potentiel de ces modèles génératifs pour commercialiser des produits et des services de pointe.
Les laboratoires et entreprises françaises doivent avoir accès à d’importantes infrastructures de calcul, qui sont nécessaires pour entraîner les giga-modèles génératifs. Le supercalculateur Jean Zay opéré par le GENCI sera ainsi augmenté et nous accueillerons très bientôt un nouveau supercalculateur exascale qui sera hébergé au CEA dans l’Essonne. Cette initiative née du consortium qui comprend la France, les Pays-Bas et l’Union européenne s’intègre pleinement dans le cadre de EuroHPC (>500M€). En Europe près d’une dizaine de supercalculateurs sont déjà en activité et d’autres sont sur le point de voir le jour (Jupiter en Allemagne notamment).
Notre priorité est d'exploiter cette technologique d'IA générative pour réaliser des applications intégrées économiquement pertinentes, comme l’expertise médicale, juridique ou financière, ce qui implique d'autres travaux de R&D. Le PEPR IA (73M€), piloté par Inria, CEA, CNRS, CNR) et axé sur l’IA frugale, l'IA embarquée, l'IA de confiance, ainsi que sur les fondements mathématiques de l'IA, devra notamment nous positionner sur ces prochaines innovations de rupture. Nous investirons également dans la R&D « post-IA générative » via notamment la mise en œuvre du dispositif IA cluster annoncé par le Président de la République à l’occasion du forum Vivatech. Celui-ci vise à renforcer les pôles de formation et de recherche d’excellence en France pour ancrer notre position parmi les leaders mondiaux de l’IA d'ici 2030.
En termes de souveraineté, où se trouve d’après vous le bon équilibre entre éthique et technique dans le choix entre solution nationale et internationale (américaine) ? Comment ne pas reproduire les mêmes erreurs de dépendances aux GAFA que l’on a pu observer avec les Réseaux sociaux ?
La question semble assimiler les solutions nationales à une priorité donnée à l’éthique et les solutions étrangères à la performance. Il faut bien distinguer les deux sujets. Concernant l’éthique, notre ligne rouge est de nous assurer que les IA déployées sur le territoire nationale seront sûres, robustes, résilientes, respectueuses des droits fondamentaux et écologiquement soutenables, avec des niveaux d’exigences adaptés aux cas d’usage visés (la conformité à l’AI Act sera ainsi attendue pour les applications à haut risque).
Concernant notre indépendance et la défense de nos intérêts, il est bien entendu indispensable dans les domaines régaliens de pouvoir recourir à des solutions souveraines. Pour les autres domaines, si nous chercherons bien entendu à assurer notre autonomie stratégique en favorisant une couverture la plus large possible de la chaine de valeur de l’IA par la filière française, notre attention se portera en priorité sur la demande, sur l’intégration effective de l’IA dans nos entreprises et sur sa contribution à notre redressement économique et bien-être social.
Cette transformation numérique doit se faire avec pragmatisme, afin qu’elle soit efficace. Nos entreprises utilisatrices d’IA seront encouragées à recourir aux plus performantes technologies existantes sur le marché qui seront conformes à nos critères éthiques, y compris celles fournies par nos partenaires économiques internationaux. Il est cependant également attendu de nos grands groupes qu’ils s’inscrivent dans une dynamique de filière afin de permettre l’éclosion d’une offre nationale compétitive. L’initiative « Je choisis la French Tech » et les partenariats d’innovation seront notamment mobilisés dans ce cadre, en lien avec les associations représentant les utilisateurs potentiels de ces technologies d’IA (Cigref, Manifeste IA, CPME, Medef, etc.).
La vision de l’État sur le développement de l’IA repose principalement sur le progrès économique et le bien-être social. Sur quels indicateurs peut-on s’appuyer pour trouver un équilibre entre croissance et destruction d'emplois, spécifiquement liés aux IA génératives ?
L’impact réel de l’IA générative sur le marché du travail ne pourra être évalué qu’en considérant également les emplois créés et ceux qui sont transformés, notamment pour être augmentés par l’IA. Cette transformation de notre société par l’IA est inévitable, l’essentiel est qu’elle soit pilotée et non subie, qu’elle se concentre sur les tâches dangereuses, rébarbatives, ancillaires, ainsi que sur celles qui présentaient les gains de compétitivité les plus importants pour nos entreprises et donc pour notre balance commerciale, ce qui conditionne le maintien à long terme de notre modèle société.
Nous suivrons tous les indicateurs utiles à cette fin, notamment ceux relatifs à l’adoption de l’IA dans les différents métiers et échelons de l’entreprise, aux niveaux de formation à l’IA dans ces différents métiers, à la qualité de vie, à l’accessibilité des services, à la santé mentale, à la cohésion sociale, etc.