Ryan Broderick : “Si les médias traditionnels licencient systématiquement leurs employés, ils peineront à rivaliser avec les créateurs”
Dans un paysage médiatique en constante mutation, les créateurs de contenu émergent comme des figures centrales, bousculant les conventions établies des médias traditionnels. Certains sont devenus, au fil de leurs vidéos, des médias à part entière.
Propos recueillis par Alexandra Klinnik et Aude Nevo du MediaLab de l’Information de France Télévisions
Les créateurs de contenu dépasseraient-ils les médias traditionnels, en pleine tourmente économique ? De plus en plus de personnes se tournent vers TikTok, YouTube et Instagram plutôt que vers les sites Web des médias traditionnels, d’après le Reuters Institute. Afin d’explorer cette dynamique en pleine évolution, Ryan Broderick, journaliste spécialiste de la culture web et auteur de la newsletter américaine Garbage Day, apporte ses propres définitions : distinctions entre créateurs de contenu et journalistes, débat autour du terme « influenceur » en tant que concept, défis et opportunités des médias traditionnels face aux créateurs de contenus qui ont conquis le coeur des jeunes. Interview.
Les créateurs de contenus pourraient-ils représenter l’avenir des médias ?
Pour le moment, les créateurs de contenu surpassent les médias numériques. Beaucoup comme MrBeast ou Marques Brownlee, deviennent eux-mêmes des entreprises médiatiques. Mais l’avenir reste assez flou. Les créateurs de contenu semblent appartenir à la gig economy, c’est-à-dire “l’économie des petits boulots”.
Quelles distinctions faites-vous entre créateurs de contenu et journalistes ?
Cela dépend de ce qu’ils font et comment ils le font. Est-ce que quelqu’un diffusant une vidéo de “lets play” (ndlr : un jeu vidéo avec le commentaire d’un joueur) se considère comme un critique de jeux vidéo ? Probablement pas, mais ils sont absolument engagés dans la critique des médias. Il peut y avoir des éléments journalistiques, mais cela se mêle aux besoins du support. Je ne dis pas que c’est du bon journalisme, mais cela se produit.
Pensez-vous que le terme influenceur est un terme fourre-tout ?
La journaliste Taylor Lorenz aborde fréquemment cette question. Selon moi, le concept d’influenceur manque de fondement solide. Si l’on examine un influenceur au hasard, on découvrira souvent une personne impliquée dans la gestion d’une entreprise de médias numériques, voire d’une petite entreprise à part entière. Il est réducteur de regrouper ces modèles d’entreprises manifestement différents. Bien que l’on puisse ne pas apprécier personnellement les activités d’un modèle OnlyFans ou d’un vlogueur de voyage, il est crucial de distinguer la manière dont ils développent leurs audiences et génèrent des revenus en ligne. Cela nous permet d’apprendre de leurs pratiques et de les examiner avec la rigueur qu’elles méritent. Une situation similaire s’est produite lors de la panique généralisée entourant les YouTubers dans les années 2010. Lorsque les médias traditionnels cesseront de chercher à se démarquer de la communauté en ligne et reconnaîtront leur intégration dans le même écosystème, soumis aux mêmes dynamiques de plateforme que tous les autres, l’industrie et les pratiques journalistiques s’amélioreront considérablement.
Quels sont les défis et les opportunités pour les créateurs indépendants de contenu ?
L’épuisement professionnel et la qualité constante constituent les plus grands défis. Le créateur indépendant doit produire de nombreux contenus, à un rythme constant. C’est une tâche difficile à réaliser pour une seule personne ou un petit groupe. Mais les opportunités sont assez importantes. Il existe de vastes audiences fatiguées des grandes entreprises médiatiques. Elles souhaitent savoir qui se cache réellement derrière les médias. Nous en sommes maintenant à un stade où les lecteurs et les téléspectateurs veulent savoir qui leur transmet l’information. La démarche me paraît saine.
Les créateurs de contenu comblent-ils les “lacunes” des médias traditionnels ?
Ils ont tendance à mieux comprendre comment fournir des informations en ligne. Une grande organisation médiatique ne peut tout simplement pas s’adapter aussi rapidement et aussi souvent qu’un créateur solo. Il y a aussi la question du ton. Au moins pour le moment, les internautes ne recherchent pas seulement l’authenticité, mais aussi un sentiment d’informalité. Si un journaliste du New York Times se lançait sur TikTok en essayant de suivre ses codes, il serait rapidement identifié comme maladroit et étrange. Alors qu’un créateur solo n’a pas le même problème.
A l’avenir, quel impact auront les créateurs de contenus sur les médias traditionnels ?
Je suppose que les grands créateurs continueront à devenir des organisations médiatiques à part entière. Nous ne sommes pas loin du jour où un grand créateur achètera ou s’associera à un site de médias numériques et le dirigera. Je ne pense pas que cela influencera l’éthique du journalisme. Cela pourrait changer le fonctionnement des institutions journalistiques, de la même manière que l’essor des journalistes vedettes de magazines dans les années 70, ou des personnalités médiatiques comme Oprah lançant des magazines et des chaînes de télévision dans les années 2000. Le déclin des institutions médiatiques et la montée des créateurs indépendants sont au moins partiellement liés à la manière dont les organes de presse ont fonctionné pendant les années de Trump, du Brexit (et de Le Pen). Les audiences sont clairement polarisées et fatiguées par la manière de présenter les informations. Elles cherchent de nouvelles façons de les recevoir, que cela soit un podcast ou un compte TikTok qu’elles apprécient.
Que peuvent faire les médias traditionnels pour se protéger de la concurrence des créateurs de contenu en ligne ?
Les médias traditionnels peuvent collaborer avec des créateurs de contenu, apprendre de leurs techniques et valoriser leurs propres employés. S’ils paient correctement leurs collaborateurs et qu’ils soutiennent leurs carrières, ils découvriront des salles de rédaction remplies de créateurs lus et appréciés du public. Il s’agit d’établir un lien avec les lecteurs. Mes parents avaient l’habitude de choisir leurs journaux et programmes d’information télévisés en fonction des journalistes/animateurs qu’ils appréciaient. Il ne s’agit que de cela. Si les médias traditionnels licencient systématiquement leurs employés et se concentrent trop sur leur marque, ils peineront à rivaliser avec les créateurs qui s’adressent directement à leur public.
En quoi les créateurs de contenu en ligne ont-ils changé la façon dont les gens consomment l’information ?
Nous sommes actuellement dans une phase de transition, à cheval entre le passé et l’avenir. La prédominance de la vidéo me préoccupe, il s’agit selon moi d’une mauvaise façon de s’informer. Nous avons tendance à supposer que tout ce que nous voyons dans une vidéo est vrai. Et même si l’on découvre que ce n’est pas le cas, nous avons toujours l’envie de croire que cela pourrait être vrai ou refléter quelque chose de réel. Il s’agit d’une habitude dangereuse, régulièrement exploitée par l’extrême droite pour susciter la panique et le chaos.
Donner son opinion pour créer la polémique est également une pratique dangereuse qui ne cesse de refaire surface. La tendance la plus importante qui se profile à l’horizon – du moins aux États-Unis – est la montée des paniques morales. Et certains créateurs renforcent les clivages en s’improvisant leaders de foules armées de fourches.