Propagande, désinformation, manipulation... Tels sont les termes qui reviennent lorsqu'il s'agit de la chaîne russe RT (anciennement Russia Today). Mais quelle est la réalité derrière cette machine médiatique au service du Kremlin ? Dans son essai "Un média d'influence d'état : enquête sur la chaîne russe RT", Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM, Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire, sonde les stratégies de propagande employées par la chaîne et son impact sur l'opinion publique. Interdite sur le territoire européen depuis la guerre en Ukraine, RT retrouve aujourd'hui un nouveau souffle sur le continent africain dans ses versions anglaise et française.
Propos recueillis par Alexandra Klinnik du MediaLab de l'Information de France Télévisions
"Mégaphone de propagande du Kremlin", "Fox News en miroir", RT s'est imposé en près de deux décennies comme le principal acteur de l'influence informationnelle de la Russie à l'étranger. Son objectif affiché ? Briser le monopole des médias "anglo-saxons" et se poser en "média alternatif" face aux médias "mainstream". Derrière cette façade se cache un puissant outil de propagande "poutinien", comme le montre le spécialiste de la Russie, Maxime Audinet dans son essai "Un média d'influence d'état : enquête sur la chaîne russe RT". Interview.
En quoi RT est l’instrument le plus emblématique de la propagande contemporaine russe ?
Il s’agit de l’instrument le plus connu à l’étranger et le plus subventionné par l’État russe. Fondé en 2005, ce média transnational – c’est-à-dire un média pensé et créé pour communiquer avec des audiences à l’étranger – a acquis une certaine notoriété dans les pays où il s’est établi. RT France, par exemple est devenu la filiale délocalisée la plus importante du réseau avec sa rédaction parisienne. Chaque année, RT reçoit environ de 300 millions d’euros du budget fédéral russe. Sputnik, l’autre média transnational russe, bénéficie d’un peu plus de cent millions d’euros. Par comparaison, France Médias Monde, l’agence qui coordonne France 24 et RFI, reçoit 250 millions d’euros de subventions publiques. Contrairement aux médias français transnationaux, qui sont des médias de service public, RT est un média d’État sur lequel le gouvernement russe exerce un contrôle important. Il existe une forte dépendance éditoriale vis-à-vis du discours officiel. L’un des particularités d’un média comme RT est autant de légitimer les positions de la Russie à l’étranger que de discréditer le modèle démocratique libéral et renforcer la polarisation des sociétés occidentales.
Alors même que RT est un média financé par le gouvernement russe, il ne s’affiche aujourd’hui plus comme une source d’information russe à l’étranger… Comment sa ligne éditoriale a-t-elle évolué depuis 2005 ?
RT a abandonné son approche russocentrée à la fin des années 2000 face au manque de succès de cette orientation éditoriale. En 2005, lors de sa création, l’objectif était de renforcer la « puissance d’attraction » de la Russie, d’améliorer sa réputation à l’étranger. Cela a été un flop. Le conflit survenu en Ossétie du Sud en août 2008 entre la Russie et la Géorgie constitue un moment charnière dans ce changement de ligne éditoriale. RT décide alors de se présenter comme un média global « alternatif ». Cette posture consiste pour les différentes branches de RT à remettre en question la norme dominante incarnée par des grands médias occidentaux supposément univoques et hostiles aux intérêts russes, comme la BBC ou CNN. Lors d’une visite dans les locaux de RT en 2013, Vladimir Poutine affirmait d’ailleurs que ce média avait été créé, je cite, pour « briser le monopole des médias anglo-saxons ». RT cherche à se poser en contre-pouvoir médiatique capable de concurrencer de manière asymétrique les récits diffusés par les médias « mainstream » occidentaux. Cette approche négative du soft power consiste à déprécier la puissance d’attraction de l’adversaire plutôt qu’à renforcer celle de la Russie.
En France, la devise de RT, c’est « osez questionner ». Il s’agit d’une de devise sceptique qui incite les téléspectateurs et les lecteurs de RT à remettre en cause la version imposée par les « médias mainstream », là où RT dévoilerait « l’envers du récit ». Derrière cette posture contre-hégémonique se dessine en réalité une ligne éditoriale totalement compatible avec les intérêts officiels de la Russie, voire alignée sur le discours officiel lorsqu’il s’agit de traiter des événements sensibles comme la guerre en Syrie, l’affaire Skripal, l’invasion de l’Ukraine ou la mort de l’opposant Alexeï Navalny.
Quelle était la stratégie de recrutement de RT France ? Vous expliquez que la rédaction ne cherche pas recruter des membres de la diaspora russe ou des spécialistes de l’espace post-soviétique…
La connaissance effective de la Russie ou de la politique étrangère russe n’était en effet absolument pas une condition de recrutement. Certains de mes enquêtés chez RT France ne connaissaient strictement rien à la Russie, sa société ou son système politique. On peut supposer que cette méconnaissance permettait un contrôle éditorial accru de la direction sur les actualités russes. Cela se traduit par un puissant relativisme. Dans un contexte de crise de la presse, les journalistes recrutés, souvent tout juste sortis d’école, bénéficiaient aussi de conditions optimales : des CDI payés entre 2500 et 3000 euros net par mois. Cela a été une motivation importante pour nombre d’entre eux. Beaucoup témoignent d’une grande difficulté à se reconvertir après la fermeture de RT France consécutive aux sanctions européennes adoptées en 2022. Certains ont changé de métier, d’autres trouvent progressivement des emplois dans l’écosystème médiatique « alternatif », de droite radicale et d’extrême droite (CNews, Journal du Dimanche, Omerta, Sud Radio, Prisma, Europe 1, etc.) Un de mes enquêtés, ancien de RT France, parle d’un « effet vase communicant » et de « passerelle » avec la chaîne d’opinion CNews, et plus largement des médias détenus par le groupe Vivendi de Vincent Bolloré.
RT développe une posture de « post-vérité », selon laquelle toute vérité est relative et que tous les avis se valent. Comment cette stratégie se traduit-elle ?
RT affirme l’absence d’une vérité unique. Les médias russes internationaux cherchent à créer dans cet environnement informationnel un état de confusion narrative, une « cacophonie d’opinions, de perspectives », au prétexte de dévoiler ce que les médias dominants dissimulent. Ce procédé utilisé par la propagande russe porte un nom : la désorientation. C’est une pratique qui consiste non pas à censurer l’information réelle, factuelle, mais à la présenter sous différentes versions. C’est ce qui se passe avec la mort d’Alexeï Navalny : « les conclusions de l’Occident sont toutes trouvées, c’est un assassinat », « le gouvernement russe assure que c’est une mort naturelle ». Ils vont également utiliser en contrepoint l’avis d’un intervenant étranger, tel que le président brésilien Lula, qui a appelé « à ne pas tirer des conclusions hâtives » sur la mort de Navalny. Il devient très difficile pour un lecteur, qui n’est pas forcément informé, de déterminer réellement ce qui s’est passé. On a du mal à discerner le vrai du faux, la réalité du commentaire. Il ne s’agit pas d’une propagande rigide et unilatérale, qui va matraquer un élément de langage, mais d’une pratique de manipulation plus subtile et de modes de désinformations indirects.
Quel a été l’impact de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 sur RT ?
Les branches européennes de RT apparaissent au début du conflit en Ukraine en 2014. Le site français de RT est créé en janvier 2015. L’invasion à grande échelle de la Russie en Ukraine en février 2022 a eu d’importantes répercussions sur l’ensemble du dispositif d’influence russe, en particulier sur RT et Sputnik. Concrètement, l’Union européenne n’a dans un premier temps pas interdit à leurs branches délocalisées sur son territoire de continuer à produire des contenus. Mais le règlement du Conseil adopté le 1er mars a conduit à la suspension de l’ensemble des canaux de diffusion numérique et audiovisuelle de RT et Sputnik sur le territoire européen, à leur déréférencement des principaux moteurs de recherche, ainsi qu’à leur « déplateformisation », autrement dit la fermeture de leurs comptes et chaînes sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, YouTube, Instagram, Telegram, etc.). De nombreux journalistes des branches de RT et Sputnik en Europe ont quitté les rédactions, certaines faisant face à une véritable hémorragie comme en Allemagne. En France, le massacre de Boutcha, commis par l’armée russe au nord de Kyiv et révélé début avril 2022, a généré un profond malaise au sein de la rédaction. RT a joué un rôle de pure propagande de guerre pour blanchir les soldats russes, en relayant le discours officiel russe qui présente les exactions comme une mise en scène de l’armée ukrainienne.
Pourtant, ces nouvelles vagues de sanction n’ont pas marqué la mort de l’appareil de propagande médiatique internationale de la Russie. Aujourd’hui, les différentes branches ont été relocalisées pour la plupart en Russie, au siège moscovite. RT France a été placé en liquidation judiciaire au mois d’avril 2023, et sa rédaction est désormais basée à Moscou. Sa ligne nettement plus débridée est incarnée par de nouvelles figures propagandistes comme Xavier Moreau, un homme d’affaires français installé en Russie, proche de l’extrême-droite et considéré comme l’un des promoteurs les plus actifs de la désinformation francophone pro-Kremlin.
Comment RT contourne les sanctions européennes ?
RT se réoriente en recherchant de nouvelles audiences. L’Afrique subsaharienne et son marché médiatique colossal sont devenus le nouvel espace d’expansion privilégié par les médias russes transnationaux. Les canaux anglophones se mettent à produire beaucoup plus de contenus sur les actualités africaines, tandis que RT et Sputnik en français ont signé une trentaine d’accords de coopération avec des médias et agences de presse du continent.
Les maisons mères des deux réseaux, Rossia Segodnia et TV-Novosti, ont également fragmenté leur infrastructure numérique. Auparavant, tout était organisé autour des noms de domaine rt.com et sputniknews.com. Accéder à ces noms de domaine bloqués par les fournisseurs d’accès à internet européens est aujourd’hui impossible sans VPN. Ils ont donc mis en place une technique plus sophistiquée. Elle s’appuie sur la création d’un important réseau de sites miroirs, identiques aux sites originels et accessibles sans VPN. RT en allemand dispose à lui seul d’une dizaine de sites miroirs, qui lui permettent de maintenir des audiences importantes en ligne en Allemagne. Son dernier site miroir en date, « freedert.online », a été enregistré en juillet 2023. Les autorités européennes de régulation ont en cela plus de difficulté à faire appliquer les sanctions dans ce jeu du chat et de la souris, bien que celles-ci aient entraîné une baisse significative des audiences de RT et Sputnik en Europe.