Les micro-influenceurs : le porte-à-porte numérique de la présidentielle 2024 aux USA

Le secteur des influenceurs politiques est en passe de devenir une véritable économie aux États-Unis où des agences coordonnent les campagnes des candidats en faisant appel notamment à des micro-influenceurs. Suivis par quelques dizaines de milliers de personnes, ceux-ci bénéficient d’une audience restreinte mais extrêmement fidèle. Face à la polarisation des sociétés, l’heure n’est plus au seul mass media, mais bien à l’ajustement sur-mesure à chaque audience. En somme, une réinvention du porte-à-porte redoutablement efficace mais : est-elle saine pour la démocratie ?

Par François d’Estais, directeur conseil, responsable de la prospective et de l’innovation éditoriale chez Havas Paris Content

Qui fera l’élection présidentielle américaine de 2024 ? 

CNN et Fox News diront certains. Problème : les études nous montrent que la confiance en les médias ne cesse de dégringoler. Selon l’Edelman Trust Barometer 2024, 60 % des Américains estiment que les journalistes tentent délibérément d’induire les gens en erreur. Taylor Swift, écriront les plus audacieux. Les observateurs ont abondamment commenté sa supposée influence politique, depuis les élections de mi-mandat au Tennessee en 2018 jusqu’à l’effervescence du Super Bowl 2024, où les Républicains redoutaient qu’elle annonce son soutien à Joe Biden. Si la pop star est devenue un sujet politique, on oublie vite que Hillary Clinton était soutenue par Beyoncé et Bruce Springsteen en 2016… Ce qui devrait nous inciter à relativiser l’impact des célébrités sur une élection. Du côté des QG de campagne, une autre hypothèse se dessine. Ils s’appellent Annie Svan, Chelsy Christina, ou encore Harry Sisson. Leurs noms vous sont inconnus  ? C’est normal. Pourtant, les Démocrates américains, mais aussi le Labour en Grande-Bretagne, misent sur ces nouveaux acteurs de la fabrique de l’opinion. Ils n’ont que quelques dizaines de milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux, mais leur influence agglomérée pourrait dépasser celle des partis. Ils mettent en scène une sacro-sainte authenticité, mais leurs messages sont en réalité très calculés. Leurs contenus semblent anodins, mais ils deviennent des armes de conviction massive. Bienvenue dans l’ère des micro-influenceurs.

Les influenceurs, solution miracle au désintérêt politique ?

Les communicants politiques ont depuis longtemps compris l’intérêt à faire appel aux influenceurs. Perçus comme plus sympathiques, drôles, accessibles, mais aussi plus faciles à orienter que les journalistes, les influenceurs feraient figure d’élixir pour les communicants politiques en panne d’inspiration. Joe Biden et ses équipes ont ainsi compris que l’enjeu n’était pas tant de faire du Président un personnage cool, mais plutôt de l’afficher aux côtés d’influenceurs populaires, comme le célèbre « Dude With Sign » en 2020 pour faire la promotion de la vaccination. Bénéficiant ainsi d’un « effet de halo », le président capte un peu de l’aura positive dégagée par ces stars du web. Une stratégie identique à celle employée par Emmanuel Macron lors de sa vidéo aux côtés de McFly et Carlito.

Le pouvoir des relations parasociales 

Le pouvoir prêté aux influenceurs n’est pas si éloigné de celui qui fut autrefois celui des stars de la télévision. Dans les années 1950, alors que la télévision s’installe dans les foyers américains, les chercheurs Donald Horton et Richard Wohl conceptualisent le sentiment d’intimité unilatéral entre téléspectateurs et animateurs en parlant de « relations parasociales ».

Quelques exemples d’influenceurs politiques sur TikTok (captures d’écran)

En 2024, la télévision n’est plus la star de l’information. Les influenceurs deviennent des référents dans la fabrique de l’opinion, les moins de 30 ans voyant désormais les réseaux sociaux (peut-être à tort) comme des sources d’information aussi fiables que la télévision nationale, selon le Pew Research Center. Signe des temps, des journalistes quittent leurs rédactions pour se lancer à 100 % sur les réseaux sociaux, à l’image de Bari Weiss du Wall Street Journal qui a créé sa newsletter sur Substack ou Cleo Abram, ancienne journaliste de Vox qui s’est lancée en indépendante sur YouTube, Instagram et TikTok.

En miroir, le militantisme n’échappe pas à cette transformation. Des influenceurs politisés émergent Outre-Atlantique, comme Schuyler Balar (450k abonnés sur Instagram), Harry J. Sisson (850k abonnés sur TikTok) ou Annie Wu (83k abonnés sur Instagram). Dans leurs vidéos verticales, ils traitent d’actualité politique américaine, de transidentité, des droits des femmes : en bref, de politique, avec un angle engagé. Ce secteur des influenceurs politiques devient une véritable économie et se structure même autour d’agences qui coordonnent les campagnes au service des candidats, contre rémunération. Objectif : générer de l’engagement sur les réseaux autour d’une cause ou d’un message. Le camp Biden tisse soigneusement des liens avec GoodInfluence, qui regroupe des créateurs de contenus progressistes ou ouvertement démocrates, quand l’équipe de Trump aurait payé plus d’un million de dollars en 2020 à l’organisation Legendary Campaigns, chargée d’organiser des campagnes numériques avec des influenceurs.

Capture d’écran du compte Instagram de « Dude with Sign »

Entre influenceurs et journalistes, une concurrence nouvelle

Alors qu’un tiers des électeurs de moins de 30 ans viennent s’informer sur TikTok, d’après le Pew Research Center, la Maison Blanche a bien compris l’importance de rallier à sa cause ces influenceurs. À la manière des journalistes accrédités, ils bénéficient de briefs sur l’actualité et parfois d’un accès direct au Président : « Ils sont désormais à peu près aussi impliqués dans l’écosystème de l’information politique que n’importe quel journaliste de la Maison Blanche » constate le magazine WIRED… Jusqu’à entrer en concurrence avec le quatrième pouvoir ? Dans les colonnes du New York Times, John Brabender, consultant pour la campagne de Donald Trump, les désigne même comme les « reporters en ligne de la génération d’aujourd’hui ». Pourtant, contrairement aux journalistes, ces influenceurs remplissent d’abord une fonction militante. Ils ne sont pas tenus au respect de la déontologie journalistique et peuvent donc s’écarter des faits, voire être rémunérés pour leurs prises de position, parfois sans grande transparence vis-à-vis des audiences. Dernier exemple en date de cette concurrence nouvelle entre influenceurs et journalistes : lors d’un événement de crowdfunding en mars réunissant Joe Biden, Barack Obama et Bill Clinton, la presse accréditée a été tenue à l’écart du discours introductif de la première dame. Elle a donc été condamnée à suivre les événements sur les réseaux sociaux des influenceurs pro-Biden. Difficile pour les journalistes de faire valoir leur rôle de contre-pouvoir, tenus à distance et nourris seulement d’images sélectionnées par des soutiens validés du Président…

Le règne du micro-ciblage

Au-delà de ces influenceurs aux audiences conséquentes, une stratégie plus fine et organique se déploie autour de « micro-influenceurs ». Suivis par quelques dizaines de milliers de personnes, ils ne sont pas des créateurs de contenu professionnels et arborent une esthétique « home made », spontanée, parfois kitsch. Emily Wilson (97k abonnés sur TikTok), commente ainsi le conflit israélo-palestinien depuis son canapé tout en soutenant les positions de Donald Trump, Latoi Storr (18k abonnés sur Instagram) publie des reels lifestyle colorés sur les meilleures adresses de Philadelphia tout en appelant à voter aux élections locales, et Tracy Garcia (537k abonnés sur Instagram) propose un tuto couture tout en défendant le Inflation Reduction Act de Joe Biden.

Exemples de contenus politiques publiés par des micro-influenceurs : emilysavesamerica, transformationsbytracy et toitimeblog (captures d’écran)

Ce dernier cas est fascinant. Au premier abord, ce reel ressemble à n’importe quelle vidéo DIY (Do It Yourself) comme il en paraît des centaines chaque jour sur Instagram. Gros plan sur les ciseaux. Plan large sur les tissus de la jupe longue qui sera bientôt transformée en chemisier, puis plan serré sur la découpe des tissus, minutieusement exécutée en suivant les contours des patrons. Jusque là, rien d’inattendu. C’est quand on active l’audio que l’on découvre que la créatrice de contenus profite de cette vidéo pour défendre le contenu d’un des textes emblématiques de la présidence Biden : « La loi sur la réduction de l’inflation devrait créer de nouveaux emplois dans davantage de secteurs de l’énergie verte. Nous avons tous notre propre responsabilité envers la planète. » Puis, sans transition  : « Mon ensemble deux-pièces est vraiment magnifique. J’adore donner une nouvelle vie aux pièces d’occasion. Maintenant, je peux porter cet ensemble, le styliser avec un blazer, ou assortir le haut avec un pantalon. » Un contenu pour lequel la créatrice de contenus a été rémunéré par le Super PAC démocrate « Priorities USA », qui a prévu d’investir 75 millions de dollars sur le numérique pour la réélection de Joe Biden.

Mélange des genres ou nouvelle forme de communication politique, le principal atout de ces contenus réside dans leur capacité à engager une audience restreinte mais extrêmement fidèle, autour de centres d’intérêt spécifiques et affinitaires. Une stratégie assumée par les responsables de campagne : « L’idée est d’utiliser les prochains mois pour tester de nouvelles façons de communiquer avec ces électeurs. Il s’agit notamment de l’utilisation de micro-influenceurs, qui sont populaires sur les réseaux sociaux, et de la campagne ‘relationnelle’, dans laquelle la campagne s’adresse aux électeurs par l’intermédiaire de leur réseau d’amis plutôt que par des publicités impersonnelles », expliquait ainsi le New York Times en novembre dans un article dédié à la difficile campagne de Joe Biden.

Une réinvention numérique du porte-à-porte ?

Au moment où les analystes de l’opinion mettent tour à tour en avant la polarisation et « l’archipellisation » des sociétés, où le paysage médiatique est de plus en plus fragmenté, où les marques sont obsédées par l’idée de créer leur communauté, rien de plus logique. L’heure n’est plus au seul mass media, mais bien à l’ajustement sur-mesure à chaque audience. On assiste ainsi à une réinvention du porte-à-porte, jadis considéré comme un antidote à l’apathie électorale. La campagne victorieuse de Barack Obama en 2008 reste un modèle d’orchestration de campagne de proximité, caractérisée par un porte-à-porte extrêmement ciblé au niveau local, intégrant des solutions numériques de Liegey Muller Pons pour prioriser efficacement les opérations sur le terrain. En identifiant avec précision les électeurs susceptibles de faire pencher la balance électorale à partir de données publiques telles que les revenus, le niveau d’éducation et le taux de chômage, la campagne d’Obama a su rallier les abstentionnistes grâce à un porte-à-porte efficace, organisé par des millions de militants anonymes, là où chaque vote comptait le plus. Les micro-influenceurs d’aujourd’hui remplissent d’une certaine façon la même fonction : ils pourraient être vos voisins, vous ressemblent, et vous incitent à voter sans que vous l’ayez demandé. Soigneusement coordonnés par les QG de campagne et guidés par les algorithmes, leurs contenus trouvent leur chemin jusqu’à vous. En 2024, au lieu de toquer à votre porte, on vient toquer à votre feed.

Les ingrédients du succès

Mais alors, pourquoi ça marche ? Trois leviers pour le comprendre. D’abord, une identification forte grâce à une incarnation des messages par des personnes ordinaires, qui pourraient être vos voisins ou vos amis. D’après le Trust Barometer 2024 d’Edelman, 67 % des Américains ont confiance en leur voisin… contre seulement 39 % en leurs dirigeants. Ensuite, une capacité à adopter les codes adaptés pour créer les conditions de l’affinité. Un impératif lorsqu’il s’agit de mobiliser des cibles éloignées du vote comme la Gen Z (plus démocrate mais aussi plus abstentionniste) ou les communautés latino-américains, qui ne parlent pas toujours anglais. Désintermédier la campagne permet de parler à toutes les communautés dans un langage, une esthétique et un récit qui leur sont propres. Une adhésion sur le fond enfin, grâce à une segmentation du propos hors des partis politiques. Portant moins sur les candidats que sur les causes spécifiques (droits des femmes et des LGBT, racisme, énergies renouvelables, défense du port des armes), la segmentation par des causes affinitaires entérine la désaffection de certains publics pour le jeu électoral bipolarisé et hyper-incarné. L’ancien chef de communication numérique de Donald Trump à la Maison Blanche a fondé une agence d’influenceurs, Urban Legend, dont le mantra ne pourrait pas être plus clair : « Promote issues, not products ». « Not candidates », serait-on tenté d’ajouter. Cette tendance du recours à la micro-influence n’est cependant pas sans poser quelques questions.

Première question : est-ce tout à fait honnête ?

Ces micro-influenceurs donnent l’illusion de mouvements populaires spontanés pour des causes ou des idées, à l’image « grassroots movements ». En réalité, leurs publications, souvent sponsorisées et coordonnées, s’apparentent plutôt à une forme d’astroturfing, ce procédé qui consiste, en ligne, à créer l’illusion de mouvements populaires spontanés (par exemple en bombardant Twitter du même hashtag au même moment pour le faire monter artificiellement dans les tendances). TikTok interdit toute forme de publicité politique directe, mais ces micro-influenceurs, moins visibles, passent au travers des mailles du régulateur et des plateformes. L’ambiguïté est aussi du côté des politiques : comment défendre l’interdiction de TikTok comme l’ont fait les Démocrates au Congrès si l’on s’en sert pour faire campagne ?

Deuxième question : est-ce transparent ?

Moins chers que des campagnes publicitaires, les partenariats avec des micro-influenceurs sont alléchants pour les stratèges. Les contenus étant en apparence si anodins, ils permettent de toucher des publics parfois éloignés ou méfiants de la politique, d’autant plus efficacement que « de nombreux influenceurs ne révèlent pas qu’ils ont été payés, et les paiements ont souvent lieu en dehors des plateformes de médias sociaux », nous apprend Samuel Woolley de l’Université d’Austin, Texas, autour d’un rapport sur le sujet à l’occasion de l’élection de 2020. Stuart Perelmuter, le CEO de l’agence d’influenceurs GoodInfluence, reconnaît lui-même que le fait de mentionner que la publication est sponsorisée peut affaiblir son impact. Personne n’a donc intérêt à faire transparence sur le système. Les équipes de campagne, PACs (ces puissants groupes d’intérêt souvent clés dans le financement des campagnes) et lobbies jouent volontiers avec les règles ambiguës de la Commission électorale fédérale américaine sur le recours aux influenceurs.

Les contenus promotionnels de l’agence Urban Legend : compte Instagram et homepage du site web (captures d’écran)

Enfin, dernier questionnement, et peut-être le plus important : est-ce souhaitable ?

Le recours massif aux micro-influenceurs ne signerait-il pas un triple échec politique ? Échec à stimuler un enthousiasme spontané et puissant pour mobiliser des militants volontaires, en leur préférant des partenariats rémunérés. Échec aussi à répondre à la contradiction des journalistes tenus à la vérification des faits, en donnant un accès prioritaire aux informations à des partisans biaisés. Échec enfin à porter un récit collectif pour résoudre des tensions et intérêts contraires qui animent la société. N’est-ce pourtant pas là le cœur de la promesse démocratique ? En optant pour une communication fragmentée, les partis politiques et les comités d’action politique renoncent à l’idéal de grands partis unificateurs et populaires, idéal renforcé aux États-Unis par le bipartisme. Les structures politiques externalisent le travail de persuasion à des individus rémunérés plutôt qu’à un effort collectif volontaire, laissant aux plateformes le choix des messages à diffuser auprès des électeurs. En somme, si le commentaire politique se concentre bien souvent sur Taylor Swift ou les YouTubeurs-stars, la réelle influence se joue peut-être ailleurs. On sait combien les messages WhatsApp échangés en famille ou entre amis avaient contribué à l’élection de Bolsonaro au Brésil. La même mécanique invisible fondée sur le pair-à-pair se joue ici. Derrière votre prochain vote se cachera peutêtre un de ces micro-influenceurs. Cependant, vous pourriez ne jamais en avoir conscience, car les contenus innocemment consommés sur TikTok auront pu influencer votre choix sans même que vous ne vous en rendiez compte. La stratégie du recours à la micro-influence est donc certainement rassurante pour les candidats. Mais l’est-elle pour la démocratie ?