D’Albert Londres aux influenceurs artificiels : c’est quoi être journaliste ?

C’est une audace, voire une provocation. Tenter de répondre à la question « En quoi consiste le fait d’être journaliste aujourd’hui ? », relève d’une évidente prise de risque. Tant la réponse est manifestement connue.

Par Hervé Brusini, président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur en chef de France Télévisions

Le ou la professionnelle de l’information a pour emploi la négation même de sa fonction. Telle est l’idée du moment, truquer, désinformer, mentir sont ses gestes quotidiens. Voilà enfin démasqué le jeu qui est le sien, avec à la clé, défiance et rejet. L’acte d’accusation est dressé, la condamnation, forcément sans appel. Le trait peut sembler forcé, il reflète néanmoins les enquêtes d’opinion conduites depuis belle lurette. Bien sûr, face à une telle désaffection, le coupable souhaite faire entendre qu’il n’y est pour rien, arguant de la fameuse présomption d’innocence. À défaut d’être « objectif » (vocable que l’on pensait être un vieux mot appartenant à un vieux débat), je suis « honnête », dit-il. Et de dénoncer les « fakes news » et les réseaux sociaux comme grands adversaires et pourvoyeurs de chaos « informationnel » (pour le coup, nouveau mot forgé afin de décrire le champ de l’actuelle tourmente).

Au fil des années, le journaliste s’est vu convoqué – souvent par lui-même – à un apprentissage toujours plus sophistiqué, consacré aux techniques de la désinformation, de la fausse nouvelle et autres infox pour mieux les déjouer, les combattre. Tout naturellement, l’apprentissage du journaliste est allé, et va de pair avec celui du public et c’est tant mieux car absolument salutaire. L’éducation aux médias est donc devenue un devoir du journalisme nouveau à l’adresse des jeunes générations, ainsi que de tous les citoyens et citoyennes. Comme une raison de survie en démocratie. Or, chemin faisant, l’équation information/fake news s’est installée, faisant par exemple, du pape en doudoune blanche une représentation plus connue du « Saint-Père » que ses portraits officiels. Penser François c’est d’abord le voir accoutré de ce qu’il n’a jamais porté. Dans cette éducation essentiellement braquée sur la fabrique du faux, tout se passe comme si l’enseignant chargé d’instruire la peinture, se focalisait sur les faussaires. Le peintre devient un second plan, la contrefaçon occupe le premier. Périlleuse pédagogie quand semble-t-il, la dose du poison peut devenir supérieure à celle du bienfait. Tout accaparé par ce champ nouveau, sur le fond, le journalisme répond à la question de son utilité, par une évidente raison d’être : ma fonction première, clame-t-il, c’est informer. Qu’entend-on par là ? Rapporter des faits, en ajoutant la mention « vérifiés », tel est aux yeux du monde démocratique, le gage, la définition moderne de sa qualité. Un peu comme penser c’est exister, informer/valider revient à exercer le journalisme. Voilà qui présente un inconvénient  : séduisante, la définition renvoie fortement à elle-même. Sans véritable épaisseur, elle est pour le moins circulaire, et donc sans grande chance d’expliquer concrètement ce singulier métier. Car ce dernier s’évertue à se considérer comme s’il avait toujours été là. Or, il y eut bien un « avant » la presse. Le récit lui-même si cher aux articles des reporters, cette narration qu’ils et elles ont mis et mettent en mouvement, trouve ses origines à des temps anciens où micros, caméras et rotatives flottaient encore dans les limbes.

L’Antiquité, en effet, n’usait que le roseau pour raconter les guerres. Et pourtant, c’est bien là que tout a commencé. Peu à peu, des arts de faire, des procédures ont établi les fondations du journalisme bien avant la naissance de ce mot. Et puis la feuille imprimée est arrivée. Avec elle, l’information de masse a pris son essor, facilitée par les lois sur la liberté de la presse ou sur l’instruction obligatoire. Jadis très prisé, le feuilleton racontait, le reportage aussi. Sa déambulation sur le terrain, sa vision des choses, sa rencontre avec de multiples témoins. Des signatures attiraient leurs lecteurs… Tout cela a forgé un puissant dispositif de vérité. Puis, l’interview venue des États-Unis dans les années 1900 a complété ces techniques de production du réel. Outre-Atlantique, des femmes, appartenant à un groupe qualifié de muckrakers (fouille-merde), ont initié le journalisme d’immersion et la collecte de données. L’enquête, l’investigation leur doit beaucoup. Que sait-on aujourd’hui de tout cela ? Fort peu, car l’intérêt n’est pas vraiment au rendez-vous. Si prompt à avancer « la mise en perspective » ou « la contextualisation » pour comprendre un conflit, une actualité, une question de société, le journalisme répugne à s’administrer les remèdes qu’il préconise. L’Histoire semble être pour lui un sépia nostalgique, pourquoi pas sympathique, mais en tout état de choses, une perte de temps. Pire, en soi, l’information semble échapper à l’Histoire. Après tout la question « Quel temps fait-il aujourd’hui ? » s’est toujours posée. Voilà une info, pourquoi donc aller chercher plus loin. En revanche, la technologie, l’économie, les rapports de forces… sont volontiers avancés comme les marqueurs d’évolution, lorsque le passé retrouve ici et là quelques couleurs. Tout cela existe bel et bien, et l’influence de ces facteurs est puissante. Mais la définition détaillée, concrète de la construction de l’information, n’est guère explorée et a fortiori promue. On lui préférera le plus souvent, l’autre évocation « d’une construction » au sens manipulatoire du terme. Voilà qui est bien plus croustillant, certainement.

Triste constat d’une non-prise en compte d’un passé pourtant structurant. Ainsi, les crises qui ont secoué la presse à la fin du XIXe et du début XXe siècle, sont en grande partie méconnues, même si elles parlent des rapports existants entre public et journalisme. Les valeurs actuelles exigées du et par le monde de l’information sont issues de retentissants scandales de l’époque, avec pour toile de fond, la corruption, la propagande. La déontologie, pour un « journalisme digne de ce nom », a connu sa première charte rédigée noir sur blanc, comme un puissant contrat social. Pourquoi  ? Parce que la défiance massive que nous connaissons, a commencé à s’installer dès cette époque. La question de l’indépendance occupant d’hier à aujourd’hui une place prépondérante. Là encore, qu’en est-il de la mémoire entretenue de ces grands enjeux ? Lui consacre-t-on suffisamment de temps pour que soient transmises les leçons à en tirer ?

« En quoi consiste le fait d’être journaliste aujourd’hui ? », souvent cela revient à vivre un désarroi, une violence potentielle physique ou morale, avec à terme la tentation d’un désengagement. La perte de mémoire à son propre endroit est peut-être à ce prix. Comment en effet affronter le présent numérique et sa déferlante en ignorant son passé par ailleurs structurant ? On parle si souvent de disruption dans les médias, mais que sait-on de la continuité, de la sédimentation des techniques d’élaboration des faits ? Et puis, il y a ce choc : le smartphone en mode vigilance permanente, le public maîtrise désormais les codes et techniques des expressions écrites et vidéos. La fonction journaliste est donc peu ou prou confrontée à ce savoir-faire aujourd’hui partagé. Pour autant les citoyennes comme les citoyens ne sont pas des journalistes au sens où l’histoire même de l’information a « construit » ce que l’on peut appeler « une fonction sociale en démocratie ». Et pourtant. Et pourtant, elles et ils inventent de nouveaux formats, de nouvelles langues, des communautés… Passionnantes ouvertures. Les réseaux sociaux drainent certes, haine et abjection, mais l’innovation, le sourire et l’intelligence sont aussi de la partie. Des rôles inédits apparaissent. Vieux et nouveau monde coexistent dans cet univers immatériel aux lourdes conséquences matérielles. Les uns « informent », les autres à présent « influencent ». Pour le plus grand plaisir du marketing. Le logiciel fait tourner les toiles sociales à plein régime d’enfermement. Le blogueur d’il y a presque 20 ans fait déjà figure de vieille lune. L’IA promet d’accroître les performances des pauvres humains à la productivité numérique réduite. Pour forcer la cadence en posts, voici que se démultiplie bientôt l’IA, entendez Influence Artificielle. Redoutable et enthousiasmant.

En quoi consiste alors le journalisme dans cette déflagration des discours ? De solides éléments de réponse sont à trouver dans ce retour sur l’Histoire. Les fondamentaux de l’information sont là, jour après jour, on les voit au fil des décennies, en cours d’élaboration jusqu’à l’actuel paysage médiatique et sa surabondance. Alors, l’éducation aux médias invoquée par tous ne peut laisser sur le côté cette longue chronique de vérités quotidiennes, essentielles – redisons-le – en démocratie. Nul doute que les États généraux de l’information actuellement en cours, dont la restitution est prévue pour juin 2024, auront à cœur d’insister sur cette production de savoir, pour tenter de retrouver quelques balises bien utiles si l’on veut répondre réellement à la question : « Mais en quoi consiste le fait d’être journaliste aujourd’hui ? ».

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