Permettre la collaboration entre influenceurs et journalistes, la grande initiative d’éducation aux médias de l’UNESCO
Dans un monde où les frontières entre créateurs de contenu numérique et journalistes s’estompent, l’UNESCO s’engage dans une initiative afin de permettre la collaboration entre ces deux mondes. Adeline Hulin, chef de l’unité pour l’éducation aux médias et à l’information de l’institution, nous éclaire sur ce projet en partenariat avec le Knight Center for Journalism incluant tables rondes et cours en ligne.
Propos recueillis par Aude Nevo du MediaLab de l’Information de France Télévisions
Comment est né ce projet d’éducation aux médias à destination des influenceurs de l’UNESCO ?
Récemment, à l’UNESCO, nous avons concentré nos efforts sur la régulation des plateformes digitales en publiant des directives pour leur gouvernance. Cependant, nous avons constaté qu’un groupe d’acteurs avec lequel nous avons eu peu, voire pas du tout, de collaboration structurée sont les influenceurs, bien qu’ils préfèrent être appelés créateurs de contenu. Pour eux, la différence entre les deux termes réside principalement dans la taille de leur audience. Le terme « influenceur » est souvent mal perçu et associé à une mauvaise réputation, ce qu’ils cherchent à éviter. Il est intéressant de noter que cela coïncide avec des évolutions récentes en Europe, telles que les conclusions du Conseil de l’Union européenne sur le soutien politique aux influenceurs. Dans ses conclusions, le Conseil note que, si les influenceurs usent déjà de leurs compétences techniques et créatives pour produire et modifier des contenus, ils doivent également posséder des compétences liées à l’éducation aux médias. L’enjeu est qu’ils puissent comprendre les effets néfastes de la désinformation, ou des discours de haine en ligne. Cela démontre clairement une demande et un besoin croissants de reconnaissance et de soutien pour ce secteur.
Pouvez-vous nous donner une vue d’ensemble du projet conjoint entre l’UNESCO et le Knight Center for Journalism ?
Pour mieux comprendre cet écosystème où les journalistes et les influenceurs sont de plus en plus imbriqués, nous avons décidé de développer un cours en ligne que nous souhaitons lancer en octobre. Pour cela, nous avons d’abord cherché à comprendre leurs besoins et à avoir une bonne idée de la situation. Nous avons donc établi un partenariat avec l’Université d’Austin au Texas et le Knight Journalism Center. Nous avons réuni à Austin des influenceurs et des journalistes dans une même pièce, les avons écoutés et leur avons posé des questions. Parmi eux, il y avait Hugo Travers, créateur de la chaîne HugoDécrypte et Dylan Page, numéro un de l’information sur TikTok avec 10 millions de followers, ainsi que des personnes ayant fait la transition entre médias traditionnels et influence. Pendant une journée, ils ont réfléchi ensemble à leur rôle dans ce nouvel écosystème de l’information. Nous avons énormément appris. Ils ont tous reconnu l’importance de travailler main dans la main avec les médias, au lieu de maintenir une séparation stricte, car beaucoup utilisent des contenus journalistiques sans se considérer comme journalistes. Cependant, des questions subsistent sur le référencement et les sources.
©Patricia Lim/Knight Center
Que faut-il retenir de ces journées d’échange ?
Nous avons appris que les créateurs de contenu n’avaient absolument aucune formation. Leurs connaissances sur la liberté d’expression étaient quasiment nulles, que ce soit en termes de diffamation, de droit, de copyright, etc. Pourtant, connaître ses droits et devoirs est essentiel pour défendre la liberté d’expression. Lors de notre table ronde, nous avons également accueilli Manasseh Azure Awuni, un journaliste d’investigation africain qui est banni de son pays et ne peut plus y travailler. Pour les influenceurs, ce fut une révélation de voir quelqu’un prendre de tels risques.
Nous avons aussi constaté que les influenceurs travaillent énormément seuls, sans encadrement. Ils sont régulièrement victimes de problèmes en ligne comme le harcèlement et les discours de haine. Ils ont donc besoin de soutien. Nous avons eu des réflexions très intéressantes avec eux sur les raisons pour lesquelles les médias traditionnels peinent à attirer l’audience qu’eux, souvent seuls dans leur chambre, réussissent à toucher.
Avez-vous organisé d’autres événements réunissant journalistes et influenceurs ?
Notre deuxième expérience a eu lieu le 3 mai, au Chili, pour la 31e Journée mondiale de la liberté de la presse. Cette édition était consacrée à l’importance du journalisme et de la liberté d’expression dans le contexte de la crise environnementale mondiale actuelle. Nous avons continué à travailler avec l’école de journalisme d’Austin mais également avec des universités de journalisme au Chili. Nous avons créé une salle de presse pour préparer un reportage sur ce sujet. Nous faisons souvent venir de jeunes journalistes lors de nos conférences, mais c’était la première fois que nous réalisions une expérience pilote avec des fact-checkers, des journalistes et des créateurs de contenu. Un mois avant, nous avons élaboré une méthodologie pour qu’ils apprennent à collaborer. Chaque groupe comprenait deux journalistes, un fact-checker et des créateurs de contenu. L’idée était qu’ils suivent tous le même processus de publication et que chaque contenu soit revu par l’éditeur et le fact-checker avant d’être publié. Cette expérience a été très enrichissante mais aussi très difficile, surtout pour les créateurs de contenu. Beaucoup ont réalisé qu’ils ne savaient pas ce qu’était une source ni du fact-checking.
Quel type d’influenceurs étaient-ce ? Des influenceurs axés sur l’information ?
Oui, il s’agissait principalement d’influenceurs info, mais pas les mêmes que ceux d’Austin, qui étaient plus généralistes. Ici, il s’agissait plutôt de créateurs de contenu spécialisés sur le changement climatique, des activistes. Mais de nombreuses personnes suivent les activistes pour s’informer sur le climat. Nous leur avons tous dispensé une formation de deux jours en fact-checking.
Quels ont été les bénéfices du côté des journalistes ?
Les journalistes et influenceurs présents vont certainement maintenir des liens. Les journalistes ont également collaboré avec les influenceurs pour créer des contenus plus dynamiques. Cela leur a permis à tous d’échanger des pratiques, de mieux se connaître et de voir comment travailler ensemble de manière plus efficace. Pendant longtemps, les médias ont affirmé que l’information était trop complexe pour être résumée en une minute sur les réseaux sociaux. La transition vers les réseaux sociaux a été lente du côté des médias traditionnels, mais maintenant presque tous ont compris leur importance. Il est crucial d’apprendre à vulgariser intelligemment et à créer des vidéos. L’idée est de collaborer avec les créateurs de contenu pour amplifier les informations qu’ils produisent, sans pour autant se plier à leurs règles ou faire la même chose. Une histoire écrite qui n’est pas lue n’a aucun impact.
Pouvez-vous nous expliquer votre projet de cours en ligne d’éducation aux médias ?
Notre objectif est de lancer un cours, un Massive Open Online Course (MOOC), pour les influenceurs d’ici octobre. Massif, car nous voulons que ce soit global et accessible à tous, pas seulement aux influenceurs et aux journalistes, mais également au grand public. Les influenceurs que nous ciblons ne sont ni ceux qui font du marketing, ni les influenceurs de la vie quotidienne, nous visons ceux qui cherchent à informer. Ceux qui prennent le relais des journalistes. Le cours sera proposé dans différentes langues : français, peut-être portugais, espagnol, etc. Nous n’avons pas encore décidé complètement. Nous voulons que les influenceurs, notamment ceux de nos tables rondes, ainsi que les journalistes, soient parmi les formateurs.
Quels sont les principaux thèmes qui seront abordés dans ces cours ?
La liberté d’expression et la désinformation seront des thèmes majeurs, l’Intelligence Artificielle également. Les questions d’audience, comment la construire et réagir aux commentaires, sont essentielles. La Cour européenne des droits de l’homme a statué que les médias sont responsables des contenus modérés sur leur plateforme, mais comment cela s’applique-t-il aux influenceurs ? Comment gèrent-ils le contenu des utilisateurs et répondent-ils aux discours de haine ? Comment se protègent-ils ? L’accès à l’information et aux sources est aussi crucial. De nombreux journalistes n’ont plus accès à certaines zones. Il s’agit d‘autant de questions que nous souhaiterions aborder. Nous travaillons actuellement sur la structuration du contenu.
Quels sont les objectifs à long terme de ce cours ?
L’idée est de former une communauté d’influenceurs qui ont suivi le cours et qui s’engagent ensuite sur des normes de qualité. Certains influenceurs ayant participé à nos réunions ont exprimé leur intérêt à organiser des rencontres pour les influenceurs, par les influenceurs eux-mêmes. Actuellement, ces réunions sont principalement organisées par TikTok, etc. Mais en réalité, les influenceurs ne se sentent pas toujours libres de dire tout ce qu’ils pensent sur leur propre plateforme.
Jusqu’à présent, l’UNESCO a été très discret sur cette initiative. Pourquoi ?
Mobiliser les influenceurs est assez difficile car ils craignent souvent que nous utilisions leur audience à des fins de communication. Nous avons donc d’abord cherché à établir la confiance avant de communiquer sur nos activités. Nous avons tout enregistré car nous en aurons besoin, mais dès le départ, nous avons convenu que cela ne serait pas mis à la disposition du grand public.
Quels sont les futurs projets d’éducation aux médias à destination des influenceurs de l’UNESCO ?
Nous envisageons de créer un podcast qui retracerait toutes les étapes de création de notre cours. Nous avons enregistré beaucoup de contenu et mené de nombreuses interviews individuelles. S’il voit bien le jour, il serait diffusé au moment du lancement, à la fin de l’année. En outre, nous envisageons d’organiser d’autres petites tables rondes, par exemple sur la régulation des influenceurs, surtout en ce qui concerne la publicité en France. L’idée serait d’organiser une table ronde puis d’avoir une discussion avec les participants sur leurs actions. Ce MOOC n’est pas une fin en soi, c’est une étape dans notre travail continu.
Dans les médias traditionnels, il y a cette crainte que les créateurs de contenu réussissent à toucher un public beaucoup plus large, notamment chez les jeunes, sans forcément apporter de légitimité à l’information. Quel est votre point de vue sur cette question ?
En France, les médias ont parfois une attitude arrogante envers les créateurs de contenu. Pourtant, des exemples comme celui de Hugo Travers montrent qu’ils peuvent faire du bon travail. Les gens cherchent une information personnalisée, ce qui souligne l’importance de nourrir les deux côtés plutôt que de les opposer. Cette arrogance chez certains médias, est parfois accompagnée d’un manque d’autocritique. Par exemple, le jeune créateur Dylan Page, est devenu numéro un de l’information sur TikTok en un mois, et lui-même se demande : « Comment ai-je réussi à faire cela alors que des rédactions pleines de journalistes n’en sont pas capables ? »