De la presse à YouTube : des journalistes au service des créateurs de contenu

Lena Situations, Seb la Frite, Simon Puech, Gaspard G, Hugo Décrypte : tous ces créateurs ont bien compris qu’un contenu de qualité nécessite le savoir-faire de journalistes. Ces derniers assurent un travail de fond, souvent dans les coulisses, proche des méthodes classiques de la télévision, comme la programmation et la recherche documentaire. 

Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l’Information de France Télévisions

La communication a souvent servi de bouée de sauvetage pour les journalistes en quête de revenus supplémentaires. Aujourd’hui, une opportunité encore peu exploitée s’offre à eux : travailler pour les influenceurs. Et particulièrement sur YouTube. A une époque où les créateurs de contenu devancent les médias traditionnels auprès de la jeune génération, les acteurs du web cherchent activement des compétences journalistiques pour renforcer la crédibilité de leurs productions. Tous, des YouTubeurs divertissants aux plus informatifs, deviennent alors les rédacteurs en chef de journalistes professionnels, œuvrant dans l’ombre. 

Un contexte économique propice

« On va en partie crever. Les médias n'ont plus les moyens de nous payer correctement », lâche Vincent Bresson, journaliste pour Le Pèlerin et collaborateur occasionnel du youtubeur bordelais Simon Puech, spécialisé dans le divertissement. Avec des revenus publicitaires en déclin, une concentration accrue des médias et un marché saturé – entre 2 000 et 2 500 journalistes sont formés chaque année pour seulement 450 départs à la retraite, d’après la Scam – il devient difficile de trouver sa place (et même une place !) et de vivre simplement de sa plume. Plus de 40% des titulaires d’une carte de presse abandonnent la profession au bout de sept ans, selon une étude publiée en 2017 par les Observatoires des métiers de l’audiovisuel et de la presse. La Commission de la Carte d’Identité Professionnelle des Journalistes indique que 66% des journalistes âgés de 30 ans ou moins sont pigistes ou en CDD. Face à une telle précarité, et dans un contexte capitalistique ultra-compétitif, chaque possibilité d’emploi se révèle précieuse. « J’ai commencé à travailler avec les YouTubeurs parce que j’étais en grosse galère de piges. Je ne m’en sortais pas financièrement. J’étais hyper découragée par la presse écrite. Tu es parfois payée 150 balles pour 10 000 signes », témoigne la journaliste Marion Mayer ayant bifurqué un temps vers ce secteur en plein essor.

Des créateurs de contenus en demande

« Nous, on a besoin de débouchés économiques. Eux, sont en demande de gens rigoureux et fiables », constate Vincent Puech. « Depuis le Squeezie gate, tout l’écosystème YouTube fait attention à ses sources », souligne Paul Foucaud, ex-journaliste en alternance chez Hugo Décrypte. En 2019, le plus grand youtubeur français (catégorie formats longs) avait publié une vidéo sur les pyramides où il privilégiait les théories fantastiques au consensus scientifique. « C’était une vidéo de désinformation massive, alors qu’il avait une responsabilité éditoriale », pointe le journaliste média Vincent Manilève (qui a également publié un article sur le sujet). Depuis cet incident, non seulement le public est devenu plus exigeant, mais les youtubeurs ont réalisé l’importance des sources. Aujourd’hui, Squeezie collabore avec des journalistes pour ses vidéos, et leur recrutement suit un processus semblable à celui des rédactions classiques : phases de candidature, pré-sélection de journalistes, tests rémunérés sous forme de piges, où ils doivent par exemple proposer des idées de sujets vidéo. Pour sa vidéo intitulée « Cet agent secret est un énorme mytho », Lucas Hauchard (alias Squeezie) a fait appel à l’expertise de la journaliste Justine Reix, ex responsable société chez Vice. La vidéo, postée il y a deux mois, culmine aujourd’hui à 6,1 millions de vues.

Un score qui fait rêver en comparaison aux chiffres d’audience bien plus modestes des sites d'information. Travailler avec des YouTubeurs n’est pas qu’un choix pragmatique : ce tremplin permet également de toucher un public que les médias traditionnels peinent à atteindre. D’après le Digital News Report 2023 du Reuters Institute, 55 % des utilisateurs de TikTok et de Snapchat et 52 % des utilisateurs d'Instagram s’informent via des influenceurs. « J’ai couvert le phénomène des dark kitchens – ces services de livraison de repas uniquement accessibles en ligne - pour le média Politis et Simon Puech. La vidéo de Simon a donné une tout autre visibilité au sujet. Bien sûr, c’est gratifiant pour l’égo journalistique de travailler pour un grand média, mais je suis encore plus fier d’avoir sensibilisé un public qui ne suit pas les médias traditionnels », rapporte Vincent Bresson. La vidéo « Ce qu’Uber Eats et Deliveroo vous cachent », postée le 13 décembre 2022, a dépassé 1,3 million de vues. « Simon est déçu quand un contenu ne réunit que 300 000 ou 400 000 vues », précise le coauteur du reportage.

Des auteurs appelés à plus de clarté

Pour toucher ce jeune public, les créateurs de contenus réclament aux journalistes le plus de clarté possible. Un défi, comme le reconnaît Vincent Bresson : « Faire simple est bien plus difficile que de faire compliqué ». Leur objectif principal est de rendre l’information à la fois accessible et divertissante : simplifier sans verser dans le simplisme…  Un équilibre que les médias traditionnels n’atteignent pas toujours : pour la presse, le vrai défi n'est pas tant l’intelligence mais l’accessibilité de leurs articles. Et l’attente du public est là. Après le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni en 2016, Google avait relevé une explosion de recherches comme « Qu’est-ce que l’Union Européenne ? », ou « Qu’est-ce que le Brexit ? », en pleine nuit.

Les influenceurs comme Gaspard G veillent à rendre les informations compréhensibles pour tous, pas seulement à transmettre des faits. Marion Mayer, ancienne coordinatrice éditoriale du YouTubeur explique à quel point la clarté restait la valeur suprême des contenus diffusés : « Quand Gaspard relit un script, si ce n'est pas parfaitement clair pour lui, s'il trouve que c'est trop complexe, il faut le simplifier. Il est essentiel que les gens ne butent pas sur une expression qu'ils ne comprennent pas. » 

Le journaliste, ce rat de bibliothèque

Écrire des vidéos, mener des recherches sur des sujets techniques, organiser des entretiens, visionner des documentaires, écouter des podcasts, faire le travail d’un « rat de bibliothèque »… Telles sont les missions de ces plumes qui s’activent en arrière-plan pour la marque de créateurs qui ont fondé leur business sur leur visage. « Quand on rejoint Hugo Décrypte, on sait très bien que ça va être comme ça. On est tous des travailleurs de l'ombre et nous n'avons pas cette volonté de prendre la lumière. Il n’y a pas trop de frustration par rapport à cela », assure Paul Bonnaud, ancien journaliste chez Hugo Décrypte. Cette position, aussi humble qu’elle soit, interroge dans un monde médiatique où la visibilité est souvent un facteur de réussite. Bien que les journalistes soient crédités, leur présence à l'écran reste quasi-inexistante. Des créateurs, comme Squeezie et Sofyan, choisissent de ne pas créditer leurs journalistes, de peur de se faire voler leurs « talents ». À une époque où le nom d’une personne est devenu sa carte de visite, cette approche soulève des questions. Le crédit ne relève pas d’une question d’ego : il s’agit d’un indicateur de la valeur perçue qu’une personne apporte à une organisation. Ceux qui sont crédités sont souvent ceux qui se voient offrir le plus d’opportunités, rappelle le NiemanLab.

Ce virage vers l’univers des influenceurs n'est pas qu'une adaptation technique ; c'est une mutation du rôle même du journaliste ou de l'idée que l'on s'en fait. « Je ne suis plus la journaliste qui va vous dire quelle pièce de théâtre regarder, mais une autrice qui va faire de son mieux pour vous faire comprendre quelque chose », confie Marion Mayer. Cette transition n’a pas été sans obstacles. Elle explique : « Il a fallu se désnober. Quand tu viens de la presse écrite et que tu écris pour un YouTubeur, tu redescends de quatre étages. » Cette évolution ne se limite pas à un simple changement de milieu ; elle ressemble plutôt à une « mission humilité », selon ses propres mots. Cela implique de renoncer à certaines aspirations idéalisées du métier pour se concentrer sur un travail plus ancré dans les réalités contemporaines, souvent perçu comme moins nobles. Un rôle pas si éloigné de celui d'un auteur ou d'un programmateur pour une émission de radio ou de télévision. Pour jauger ses attentes en matière de rémunération, un journaliste employé par un créateur de contenu confie ainsi avoir pris comme référence le salaire des auteurs de l’émission de France Inter Affaires sensibles.     

Ce travail en coulisses peut agacer certains, surtout quand les sommes en jeu paraissent dérisoires, et souvent réglées en factures... « On parle de travailler main dans la main entre influenceurs et journalistes, mais en réalité, je pense qu’on demande à des journalistes de travailler sous-payés pour des influenceurs qui gagnent des mille et des cents, afin que ces derniers puissent apparaître comme des journalistes », fustige une ex-collaboratrice. Dans cet univers, tout comme dans le domaine des médias, il n’existe pas de grille salariale transparente. Les montants circulent discrètement entre les journalistes, qui avancent à tâtons. Notons que chez Hugo Décrypte, on assure être bien traités : « Hugo tient à récompenser ses employés quand ils font du bon travail. Il y a régulièrement des augmentations. Des primes ont été versées, en particulier durant la présidentielle, lorsque la charge de travail était plus intense et que la valeur générée pour l’entreprise était plus élevée », affirme Paul Bonnaud, ex-rédacteur en chef chez Hugo Décrypte. 

Des rédacteurs en chef qui savent très bien ce qu’ils veulent

Les créateurs de contenu endossent leur rôle de rédacteur en chef. Au lieu de simplement reproduire le travail des journalistes qu'ils engagent, ils réadaptent constamment ce contenu selon leur propre vision. Lena Situations, animatrice du podcast Canapé Six Places sur Spotify, illustre bien cette approche. Pour la préparation de son podcast, elle collabore avec des journalistes professionnels, tels qu'Oumar Diawara (également présentateur sur France TV Slash), Arièle Bonte et Lucie Frobert entre autres, qui s’engagent à lui fournir un contenu rigoureux et vérifié.  Notons que ces journalistes deviennent auteurs et peuvent parfois être tenus par des contrats de confidentialité. 

« Lena s'appuie sur des journalistes pour mener un travail de fond, qu'elle adapte ensuite. Elle prend toujours le soin de retravailler le contenu, même lorsque les délais sont très serrés », raconte Lucie Frobert, rédactrice brand content chez Brut. En général, le journaliste élabore une trame de questions et organise une session rapide avec l'influenceur avant l'enregistrement pour affiner le contenu et poser des questions pertinentes. Lucie Frobert considère d’ailleurs cette collaboration comme l'une des meilleures de sa carrière, tant pour la fluidité des échanges que pour la gestion administrative. « J’ai été payée rapidement, contrairement à certains grands médias pour lesquels il me faut souvent des mois pour obtenir le règlement d'une facture de 200 euros. Il peut se passer des mois de paperasse, car il faut s’enregistrer sur des plateformes externalisées qui ne sont même pas maîtrisées par les médias pour lesquels tu travailles. Là, tout a été fluide »

Des créatrices comme Lena Situations ou encore Sally, spécialisée dans les contenus actu, politique et lifestyle choisissent elles-mêmes des invités et des angles d'approche pour leurs émissions diffusées sur la plateforme de streaming musical. « Les créateurs de contenu savent exactement quelles personnalités intéressent leur communauté et quels sujets s'y rapportent. Leur vision est souvent plus précise et plus pertinente que celle que nous, journalistes, pouvons avoir de l'extérieur », précise Claire Hazan, directrice des podcasts chez Spotify France et Benelux et productrice de Canapé Six Places. On pourrait relever qu’il s’agit plus d’une compétence marketing que journalistique : les créateurs de contenu savent qui inviter pour plaire à leur communauté, sans forcément chercher à explorer le sujet sous un angle inédit. Mais ce souci de l’invité qui « rapporte » se retrouve aussi chez les programmateurs journalistes en quête de gros poissons, ou dans les rédactions écrites qui cherchent le visage à mettre en Une pour vendre.

Les véritables rédacteurs en chef : les plateformes

Bien qu'ils agissent en tant que rédacteurs en chef, la priorité des vidéastes reste avant tout le divertissement. Les titres doivent claquer comme des slogans pour satisfaire les algorithmes qui favorisent souvent les vidéos qui attirent rapidement l'attention et jouent sur le sensationnalisme. « Pour la majorité des créateurs, y compris ceux qui adoptent une approche journalistique, divertir et générer des clics est essentiel. Les miniatures des vidéos illustrent bien ce phénomène. Simon Puech, par exemple, suit les tendances actuelles, ce qui, parfois, peut sembler peu journalistique et même un brin racoleur. Cette surenchère dans le contenu et les titres fait partie du jeu. Sur YouTube, capter l’attention est primordial ; c’est une véritable guerre pour l’attention des spectateurs. C’est différent de mes habitudes journalistiques. C’est sa patte YouTube », témoigne le co-auteur de Simon Puech, Vincent Bresson.

Les miniatures de la chaîne du YouTubeur Simon Puech

Marion Mayer, qui collaborait avec Gaspard G pour « Histoire de » (des vidéos qui racontent “l’histoire d’une personnalité ou d’une affaire qui a marqué la société”) partage un sentiment similaire : « Pour qu'une vidéo soit un succès, il faut impérativement qu'elle attire l'attention, en utilisant des noms qui résonnent avec le public. Cela peut être frustrant, surtout lorsque l'on souhaite traiter une personne moins connue mais tout aussi intéressante ; il est clair que cela attirera moins d’audience. En revanche, des figures de « gros méchants » comme Trump garantissent un bon nombre de vues. »

« Le plus grand défi de notre métier dans les 10 à 15 ans à venir, c’est la dépendance aux plateformes », ajoute Gaspard G, dont la chaîne continue néanmoins de croître, gagnant entre 50 000 et 60 000 abonnés par mois et qui compte plus d’un million d’abonnés sur YouTube. Il attribue ce succès au fait que peu de créateurs de contenu diffusent de l'information de manière “non militante”. Mais les véritables rédacteurs en chef des influenceurs sont les plateformes, comme il l’admet lui-même. Les créateurs doivent s’adapter aux exigences des algorithmes, qui déterminent la visibilité et le succès de leurs contenus. « Le distributeur est américain et chinois. Les Américains ont tendance à une censure économique si je parle d’un sujet comme le terrorisme, un génocide, un viol. Ce sont des mots importants. On ne va pas amoindrir nos mots pour parler de la réalité. Il y aura un amoindrissement des revenus publicitaires parce que c’est non-annonceur friendly. Sur une plateforme chinoise comme TikTok, ils ne s’embêtent pas. Ils enlèvent le contenu quand cela ne leur convient pas », résume-t-il sur le podcast Media Connect de l’AFP

Cette forme de censure sur les plateformes incite les créateurs et même les médias traditionnels à éviter certains thèmes sensibles par peur d’être pénalisés ou mal référencés. Cela restreint leur liberté d'expression et oriente les créateurs vers des contenus jugés plus « sûrs », mais souvent moins percutants. Ils assurent ainsi  leur viabilité financière. De nombreux médias ont autocensuré le mot viol par peur d’être sanctionnés par les grandes plateformes. Comment déchiffrer le monde si on ne peut pas correctement le décrire ? « On se cache alors derrière des euphémismes : viOl, vil, l'émoji grappe de raisin (en référence au mot anglais rape). On se plie aux règles implicites ou supposées des plateformes, quitte à invisibiliser la violence, à lui faire perdre ses contours », met en perspective la journaliste Lucie Ronfaut.  Ceux qui utilisent des mots "non conformes" aux critères des plateformes sont souvent victimes d'un "shadowban", ou bannissement silencieux : leur nom devient introuvable dans la barre de recherche, même si leur compte reste actif. Les plateformes ne communiquent jamais ces restrictions. Les utilisateurs ne s'en rendent compte que par la baisse de leurs statistiques, avec une diminution des vues, des partages, et des publications. 

Le modèle économique : un impact sur le travail des journalistes 

Le modèle économique des créateurs de contenu reste fragile. La génération qu’ils ciblent n’a pas l’habitude de payer pour l’information, et ils ne disposent pas d’aides publiques. Ces chaînes n'ont pas accès aux dispositifs de soutien dont bénéficient de nombreux créateurs, comme les aides financières du CNC Talents, qui sont disponibles pour les créateurs de vulgarisation à succès. Gaspard G, qui a même été membre de la commission d’aide aux créateurs vidéo du CNC, n’a pas été sélectionné, expliquant que « ce n’est pas faute d’avoir essayé ».

Dans une vidéo intitulée « Je réponds à mes haters », il détaille son modèle économique et ses résultats. Sur une saison complète, sa chaîne YouTube lui a permis de générer entre 275 000 et 300 000 euros. Toutefois, le coût total de toutes les vidéos produites durant cette période s’élève à environ 260 000 euros, englobant les salaires, le matériel et la location d’espace. « On est tout juste à l’équilibre », déclare-t-il. Ces financements proviennent principalement de l'AdSense – les publicités automatiques sur YouTube, qui lui rapportent environ 50 000 euros – ainsi que de partenariats avec des marques, du brand content. « Je m’attendais à une industrie qui roule sur l’or, mais ce n’est pas vraiment le cas, à part pour Squeezie et Hugo », observe une journaliste.

Les structures sont encore en construction, ce qui rend le paysage très chaotique.  Ce manque de financement influence les sujets abordés par les créateurs de contenu. Gaspard G a dû limiter la couverture internationale de son média à trois voyages sur le terrain en douze mois (Martinique, Nouvelle-Calédonie, Ukraine). « Le coût d’une enquête n’est jamais absorbé par le sponsor », admet-il. « Financièrement, les enquêtes me font perdre de l’argent. On essaie de les vendre à des diffuseurs, le but étant d’avoir une diffusion à la télé, puis de les rendre disponibles gratuitement sur YouTube une semaine après. C’est ce que fait Seb la Frite avec ses documentaires sur TFX, et Hugo avec ses interviews de Face Cachée diffusées sur France Télévisions. Cette stratégie permettrait d'entrer dans une logique rentable. »

Les créateurs de contenu le savent bien : les ressources se trouvent chez les médias traditionnels. Après avoir traversé un Far West en pleine évolution, les plumes des créateurs en sont tout aussi conscientes et tentent leur chance dans les rédactions. Pour Max Laulom, qui a travaillé aux côtés de Gaspard G, « le milieu du numérique n’est pas encore assez structuré financièrement en termes de moyens et de processus pour être un véritable nirvana [NDLR ou plutôt un eldorado] pour les journalistes ». Pour l’instant. Lui-même producteur et journaliste, il a décidé de collaborer à nouveau avec les médias traditionnels : « Il ne faut pas se leurrer, c’est là où se concentrent les plus gros budgets. » C’est aussi l’envie d’interagir avec des sources directes, plutôt que de se limiter à de la curation qui incite certains à rejoindre l’autre rive (même si la sédentarité y est toutefois aussi très présente, avec un travail de desk devenu la norme). L’interaction avec un historien en chair et en os, plutôt qu’avec un livre ou un podcast.

Des médias traditionnels attentifs aux journalistes passés par les créateurs de contenus

Les médias traditionnels portent un intérêt croissant aux journalistes habitués aux codes des créateurs de contenu. Ceux-ci, s'ils se sentent limités dans leurs missions auprès des YouTubeurs, ont moins de mal à décrocher des CDI que leurs collègues, notamment au sein des équipes dédiées aux réseaux sociaux. « Faire du bon travail pour les créateurs de contenus, c’est bon pour le CV. C’est mieux perçu qu’il y a dix ans, quand les gens nous regardaient mal », estime Paul Foucaud, ancien alternant chez Hugo Décrypte et désormais en CDI chez BFM, en tant que responsable de la stratégie éditoriale et community manager.

Le journalisme numérique intègre de plus en plus la culture de l’influence, avec une multiplication des sujets vidéos incarnés, comme on le voit avec Brut, Le Monde ou Le Parisien. Cette évolution reflète un changement de perspective dans les médias traditionnels, qui cherchent à se réinventer et à rendre l'information plus accessible à un jeune public. Alexis Delcambre, directeur adjoint du Monde chargé de la transformation numérique, souligne l'impact des réseaux sociaux sur le recrutement : « Nous portons une attention particulière à la maîtrise des nouveaux formats et à la capacité à connecter avec l'audience pour transmettre un message. » Le sociologue des médias Jean-Marie Charon, dans son enquête sur les jeunes journalistes, a également observé cette tendance. Il note que le moyen le plus simple aujourd'hui d'obtenir un CDI dans le journalisme se trouve dans des niches spécialisées, comme la gestion des réseaux sociaux Snapchat ou TikTok. « Les rédactions parisiennes n'hésitent pas à embaucher rapidement ces profils rares, avec l'intention de les garder », ajoute-t-il.

Paul Bonnaud, ancien rédacteur en chef chez Hugo Décrypte, a lui aussi fait le saut vers un média plus traditionnel en rejoignant l’équipe des réseaux sociaux de L’Équipe, en CDI. « J’ai toujours eu une affection particulière pour L’Équipe et l’envie de vivre les Jeux Olympiques au sein d’un média qui me faisait rêver. Je savais que j’aurais plus de moyens sur certains aspects, mais moins de libertés sur d'autres », confie-t-il. Ce transfert lui permet de retrouver une place dans une rédaction produisant des informations originales, alors qu’il se limitait principalement à de la curation lorsqu’il travaillait pour Hugo Décrypte. « J’avais par ailleurs envie d’être 100% responsabilisé sur mon sujet du début à la fin. Quand j’écrivais une vidéo pour Hugo, je ne pouvais pas forcément accentuer sur certains points. Hugo allait remettre à sa sauce. C’est normal, c’est son image qui est en jeu. Ici, je pousse l’exercice jusqu’au bout, je suis certainement un peu plus libre dans le traitement », poursuit-il.

Il serait finalement réducteur d'opposer ces deux univers, qui dialoguent et s'enrichissent mutuellement. Les allers-retours constants des journalistes entre ces deux mondes en sont la preuve. D'un côté, les créateurs de contenu, en pleine expansion, tâchent de bâtir un modèle économique encore incertain et souvent sans cadre précis. De l'autre, les médias traditionnels, bien que dotés de moyens plus importants, peinent à se réinventer face à des défis majeurs, notamment dans la manière dont leur récit est reçu. Cette tension créative entre ces deux sphères peut générer une dynamique positive, un élan vital nécessaire pour réinventer la production d'information. Comme le souligne Julien Potié, bras droit de Hugo Décrypte et chargé du cours “Nouveaux médias et créateurs” à Sciences Po Paris, « on ne souhaite pas présenter le monde des créateurs comme révolutionnaire, et tirer un trait sur ce qui s'est passé avant.  Si nous avons rejoint cet univers, c'est parce que nous sommes des passionnés des médias ». Le journalisme n'a de toute façon pas le choix. L’intégration des compétences liées aux réseaux sociaux et aux nouveaux formats numériques est une condition de son avenir. À la profession de poursuivre cette transformation tout en sachant préserver ses codes déontologiques et ses lignes rouges.