Liens vagabonds : Aux Etats-Unis, une campagne électorale plus fragmentée que jamais
« Nous ne vivons plus dans un monde où trois hommes blancs d’âge mûr annoncent les nouvelles chaque soir à 18h30 », observe Eric Schultz, conseiller politique démocrate. L’époque où un nombre restreint de figures médiatiques incarnait « l’autorité » de l’information quotidienne semble révolue. Les candidats à l’élection présidentielle américaine l’ont bien compris et explorent aujourd’hui tous les canaux pour atteindre leurs électeurs : participation à des podcasts ciblés pour courtiser le « bro vote », lancement de campagnes dans des jeux vidéo type Fortnite, et investissement massif sur les réseaux sociaux – X, Instagram, TikTok. Leurs meilleurs alliés ? Les influenceurs, capables d’atteindre des publics spécifiques (et jeunes), payés très généreusement pour soutenir leur candidat favori, sans réel encadrement réglementaire ni transparence. Dans cette campagne électorale plus fragmentée que jamais, les codes traditionnels de l’information semblent dépassés, suscitant de vives réactions dans les médias traditionnels. Comme le résume The Guardian : « Les candidats ont fait parler d’eux non pas pour ce qu’ils disent en interview, mais pour les médias auxquels ils ne participent pas ».
Le podcast, format roi
Cette campagne présidentielle marque un tournant avec l’émergence des podcasts en tant que médias de premier plan. Kamala Harris, par exemple, a choisi de s’éloigner des médias traditionnels pour atteindre des électorats stratégiques. Le mois dernier, elle a été invitée sur All the Smoke, un podcast sportif animé par d’anciens joueurs de la NBA, Stephen Jackson et Matt Barnes, qui s’adresse principalement aux hommes noirs. Harris est également devenue la première candidate à la présidence à apparaître dans Call Her Daddy, un des podcasts les plus populaires du pays, particulièrement prisé par les femmes. Selon Edison Research, près de 80 % des auditeurs de cette émission ont moins de 35 ans, et une grande partie d’entre eux vivent dans le Sud, une région regroupant des États clés comme la Géorgie et la Caroline du Nord. Comme l’indique The Atlantic, « les émissions d’actualités classiques n’ont pas la même portée qu’Alex Cooper auprès des jeunes femmes du centre des États-Unis », ou un appel à voter de Taylor Swift, une campagne « Kamala is Brat » ou encore le hastag « HotGirlsVote ».
De son côté, Donald Trump investit dans la « manoverse » pour séduire le « bro vote », un groupe d’électeurs de 18 à 29 ans. Aux États-Unis, les hommes de moins de 30 ans affichent l’un des taux de participation électorale les plus bas. Trump a ainsi multiplié les apparitions sur des podcasts à forte audience masculine, comme Full Send, Bussin’ With the Boys, et le PBD Podcast. En tout, sa campagne a recensé neuf podcasts, dont sept comptent une majorité d’auditeurs masculins. Son interview de 3 heures avec Joe Rogan, un relais puissant pour la propagande conservatrice, a été visionnée plus de 43 millions de fois, faisant de cet épisode le plus regardé de l’année sur la chaîne de Rogan, selon YouTube.
Selon The Atlantic, « la plupart des Américains qui consomment beaucoup d’actualités savent déjà comment ils vont voter. Conquérir les électeurs indécis, y compris ceux qui ne prévoient pas de voter, est vital. Cela signifie participer à des podcasts ayant des titres tels que « Threesomes, Toxic Men and Onlyfans« . »
Les créateurs vidéo, les personnes les plus puissantes de la campagne
Par ailleurs, ces podcasts touchent bien-au-delà de leurs publics principaux : des extraits clés étant largement partagés sur les réseaux sociaux, apparaissent sur des millions de fils d’actualités supplémentaires. Un article de CNN rappelle que les « créateurs » de clips vidéo « sont les personnes les plus puissantes dans le cycle électoral cette année ».
Et ces éditeurs vidéo sont souvent les plus influents sur les réseaux. Le rassemblement de Donald Trump au Madison Square Garden avec son discours extrême et haineux, en a été la preuve. Des commentaires racistes et obscènes de certains des premiers intervenants de l’événement ont été découpés et signalés par des utilisateurs populaires sur X, comme Acyn, et Aaron Rupar. Les deux comptes ont publié des extraits du comédien Tony Hinchcliffe comparant Porto Ricco à une « île flottante de déchets » : les clips sont devenus viraux, sur une plateforme qui habituellement favorise les tweets des Républicains.
On n’oublie personne
Par ailleurs, dans les dernières heures de la campagne, la vice-présidente Kamala Harris tente de séduire un groupe « qui n’est pas souvent ciblé lors de telles courses » : les gamers. Son équipe a lancé sa propre campagne sur Fortnite : Freedom Town. Il s’agit d’une carte créative personnalisée thématisée autour de certaines des promesses de campagnes de Kamala Harris, notamment des réductions d’impôts pour les petits entreprises et un accent sur le logement abordable…
Les médias traditionnels ne sont pas (complètement) obsolètes
Malgré l’essor et l’intérêt pour de nouvelles plateformes, les médias traditionnels conservent une place importante dans la stratégie électorale. Les candidats avaient prévu de dépenser environ 2,1 milliards de dollars en publicité à la télévision, à la radio et en ligne, une augmentation de 17% par rapport à 2020, soit le cycle électoral le plus coûteux de l’histoire, selon AdImpact, une société de suivi publicitaire en Viriginie.
La fragmentation médiatique a transformé la façon dont les candidats mènent la campagne. Avec l’émergence de nouveaux canaux, les électeurs peuvent être touchés là où ils se trouvent. Du côté des médias, des marges plus faibles et l’absence d’un moteur d’audience garanti comme Trump ont poussé les dirigeants de télévision à être plus prudents avant d’investir des millions dans des débats. Cette reconfiguration crée un environnement saturé où il devient difficile de discerner des messages authentiques au milieu d’un flot constant d’informations. « Avant, on était habitués à un calendrier de campagne qui s’étirait dans le temps, analyse Jack Bratich, professeur de communication à la Rutgers University, spécialisé dans la fachosphère américaine. Avec tous ces podcasts de dernière minute et le contenu superficiel des conversations, on a l’impression de voir une pub pour un évènement sportif qui se tient le 5 novembre, pas une élection ». Le journaliste John Herrman a été parmi les premiers à identifier la tendance à la fragmentation dans le New York Magazine prédisant que les électeurs seront confrontés à une « Élection de Nulle Part » (Nowhere Election), « vécue comme une incitation à penser par eux-mêmes dans un environnement où tenter de le faire signifie être constamment sollicité, courtisé, trompé ou escroqué — une sphère publique animée (hourra !) qui se remplit d’une fumée épaisse et âcre (oh non !). »
CETTE SEMAINE EN FRANCE
- Le Figaro conclut un accord avec Meta et Google sur le partage des droits voisins (Le Monde)
- Budget 2025 : 150 millions en moins pour la Culture et l’audiovisuel public (Télérama)
- Google condamnée à verser 26,5 millions d’euros à une entreprise française (Le Monde)
- Matignon surveillera désormais aussi nos recherches dans Google, TikTok ou Instagram (L’Informé)
- Pourquoi Vincent Bolloré éparpille Vivendi façon puzzle (Le Monde)
3 CHIFFRES
- YouTube atteint 8,9 milliards de dollars de revenus publicitaires alors qu’Alphabet dépasse les attentes de Wall Street, rapporte The Hollywood reporter
- Plus de 250 000 abonnés ont quitté le Washington Post en raison du refus d’endorsement, selon NPR
- $20 milliards de millions de milliards, c’est la somme que l’entreprise Alphabet est condamnée à verser par une cour de justice russe pour avoir bloqué la propagande pro-Kremlin sur YouTube, rapporte Clubic
LE GRAPHIQUE DE LA SEMAINE
Les éditeurs investissent massivement dans la vidéo
Source : PressGazette
NOS MEILLEURES LECTURES / DIGNES DE VOTRE TEMPS / LONG READ
- Pourquoi les noms de jeune fille sont importants à l’ère de l’IA et de l’identité (Time)
- Le nouvel argent noir : Comment les influenceurs sont payés à prix d’or pour courtiser votre vote (Washington Post)
- Malgré des risques incertains, beaucoup se tournent vers des IA comme ChatGPT pour leur santé mentale (Washington Post)
DISRUPTION, DISLOCATION, MONDIALISATION
- OpenAI lance son moteur de recherche (très frustrant pour l’instant NDLR) (The Verge)
- En renonçant à la démocratie, le Washington Post doit désormais repenser son modèle d’affaires (Semafor)
- Les tuteurs IA changent déjà l’enseignement supérieur (Axios)
- Comment TikTok a sauvé son activité e-commerce en Indonésie (New York Times)
A statement from Post Guild leadership on the Washington Post’s decision to not endorse a presidential candidate pic.twitter.com/fYU7hkr79K
— Washington Post Guild (@PostGuild) October 25, 2024
DONNEES, CONFIANCE, LIBERTÉ DE LA PRESSE, DÉSINFORMATION
- Facebook génère automatiquement des pages pour des groupes de milice, tandis que les extrémistes continuent de s’organiser au grand jour (Wired)
- Les théories du complot sur la fraude électorale prospèrent déjà en ligne (Wired)
- Les fonctionnaires électoraux sont dépassés par la machine à désinformer d’Elon Musk (CNN)
Elon Musk is doing in plain sight everything he accused the old Twitter owners of doing. https://t.co/YwEGFsUSsI
— Micah Erfan (@micah_erfan) October 29, 2024
LÉGISLATION, RÉGLEMENTATION
- Google accusé de violer la loi du travail pour avoir demandé à ses employés de « s’abstenir » de parler de l’affaire antitrust (The Verge)
- L’UE enquête sur Temu pour produits illégaux et design addictif (Wired)
- Apple a dit à TikTok qu’il n’était pas adapté aux jeunes adolescents, selon les allégations d’un nouveau procès (Washington Post)
JOURNALISME
- Les journalistes de Guardian Media Group soutiennent une grève lors d’un vote indicatif concernant l’offre de rachat du Observer par Tortoise (Press Gazette)
- Un deuxième journaliste du Washington Post a démissionné en raison de son refus de soutenir un candidat à la présidence (The Guardian)
- Les éditeurs européens s’expriment sur leurs difficultés à générer du trafic vers leurs sites (Digiday)
- Comment les éditeurs utilisent l’IA pour améliorer leur productivité : des éditions audio à l’exploitation des archives (PressGazette)
David Remnick, the editor of The New Yorker, discusses the decision to pull the Washington Post’s planned endorsement of Kamala Harris—and the importance of taking a stand against the authoritarian future that Donald Trump represents.
Read his full Comment:… pic.twitter.com/gnysQw36OT
— The New Yorker (@NewYorker) October 31, 2024
STORYTELLING, NOUVEAUX FORMATS
- Instagram réserve la meilleure qualité vidéo pour le contenu le plus populaire (The Verge)
- LinkedIn lance une campagne Gen-Z pour sensibiliser à son fil vidéo inspiré de TikTok (Mobile Marketing)
- Medium est inondé de slop d’IA (Wired)
- Voici comment le Daily Mail prévoit de couvrir les élections sur TikTok (Digiday)
Publié par @lindseygamble_Voir dans Threads
ENVIRONNEMENT
- Inquiet pour votre utilisation des données ? Voici l’empreinte carbone d’une journée moyenne d’e-mails, de WhatsApp et plus encore (The Guardian)
- Le boom de l’IA pourrait déclencher une vague mondiale de déchets électroniques (Washington Post)
RÉSEAUX SOCIAUX, MESSAGERIES, APPS
- À l’approche des élections, les plateformes de réseaux sociaux ont jeté l’éponge (Wired)
- L’algorithme de X propose aux utilisateurs du contenu politique, qu’ils le veuillent ou non (Wall Street Journal)
- Reddit est rentable pour la première fois de son histoire, avec près de 100 millions d’utilisateurs quotidiens (The Verge)
- Snapchat compte 37 millions d’utilisateurs actifs et prévoit de lancer son application « simple » en 2025 (The Hollywood reporter)
STREAMING, OTT, SVOD
- Netflix nomme Nicolle Pangis nouvelle VP en charge de la publicité (Adweek)
- Roku suit Netflix et prévoit d’arrêter de communiquer le nombre de foyers utilisant son service de streaming (The Hollywood Reporter)
AUDIO, PODCAST, BORNES
- La tournée médiatique du podcast présidentiel (Time)
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, DATA, AUTOMATISATION
- Dans la stratégie d’Amazon pour le cloud de l’IA (Wall Street Journal)
- Plus d’un quart du nouveau code chez Google est généré par l’IA (The Verge)
MONÉTISATION, MODÈLE ÉCONOMIQUE, PUBLICITÉ
- Google teste discrètement un outil de publicité basé sur l’IA pour aider les annonceurs à atteindre de nouveaux publics (Adweek)
- Les annonceurs du numérique bondissent, alors que les bénéfices de Google, Reddit et Snap témoignent d’une demande soutenue (Reuters)
- Amazon investit dans Spotter, une entreprise de l’économie des créateurs qui soutient des influenceurs majeurs (The Hollywood Reporter)
- Comment l’innovation ouvre la voie à la prochaine phase de la publicité, après Oracle (Digiday)
Par Kati Bremme, Alexandra Klinnik et Océane Ansah